Rémy Chevrin est co-président de l’AFC. A l’issue de ses études à l’école Louis Lumière, il débute sur Jean de Florette et Manon des sources de Claude Berry. Sur ces films, il rencontre Darius Khondji dont il deviendra l’assistant. Depuis, il a signé l’image d’une vingtaine de longs métrages, plusieurs courts métrages et beaucoup de spots publicitaires. Il fait partie des directeurs de la photographie qui ont opéré le passage de l’argentique au numérique. C’est un fin technicien doublé d’un artiste. Son témoignage nous éclaire sur son travail et la façon dont il le ressent.
Mediakwest : Selon mes informations, tu as été le premier à utiliser la Sony F55 sur un long-métrage en France, est-ce exact ?
Rémy Chevrin : En tout cas, nous étions les premiers à utiliser cette caméra « customisée » par Panavision Alga sur l’ensemble d’un long-métrage. J’avais essayé trois caméras : la Aaton Delta Pénélope, la Sony F65 et la RED Dragon. De toutes, c’est la F65 qui m’a le plus séduit, notamment à cause de la taille de son espace colorimétrique. Ensuite, Panavision m’a proposé la F55 qu’ils venaient de recevoir. Je l’ai aussi testée et elle m’a donné satisfaction par rapport à l’esthétique du film. Par ailleurs, le traitement de ses fichiers était moins coûteux qu’en F65, ce qui allait dans le sens de l’économie du tournage. Patrick Leplat a « panavisé » la F55 sur les accessoires, la maniabilité, le workfow en collaboration avec les laboratoires Eclair. Nous avons tourné d’avril à juillet 2013.
MK : Pourquoi as-tu enregistré en RAW ?
RC : J’ai choisi le RAW pour avoir une plus grande souplesse à l’étalonnage. En effet, le film se passe en bord de mer avec des très hautes lumières et les protagonistes étaient trois femmes. Il me fallait pouvoir travailler en finesse les couleurs de peau à l’étalonnage ce que le ProRès 4.4.4 ne permet pas avec autant de souplesse. Le RAW conservait le très grand espace colorimétrique de la F55. J’ai aussi choisi cette caméra pour sa grande latitude d’exposition. Les détracteurs diront que les couleurs Sony se rapprochent trop de la vidéo. Selon moi, il suffit d’utiliser les bonnes optiques, les bons filtres et le bon workflow pour obtenir une texture intéressante. Nous nous sommes servi des cartes et de l’enregistreur AXS en RAW 4K 16 bits. Le wokflow était très simple et mis au point par Thierry Beaumel chez Eclair. Les cartes étaient envoyées directement du tournage au labo. Chez Eclair, les rushes étaient débayerisés avec le SDK Sony et étalonnés sur Da Vinci par Miguel Béjo. J’ai choisi une méthode similaire à celle du film, les cartes étaient convoyées par un régisseur du tournage jusque chez Eclair, les backup se faisaient là-bas et non sur le plateau. Et cela nous a permis aussi une économie substantielle sur un budget très serré de 4,1M Ä. Nous avions quatre cartes AXS et nous ne tournions pas plus d’une heure de rushes par jour, tout s’est très bien passé.
MK : Avez-vous organisé des projections de rushes ?
RC : Nous avons eu trois projections de rushes sur grand écran à partir de DNX36 ce qui a permis à tout le monde de voir son travail, de le rectifier et de motiver encore plus les troupes face à de beaux rushes. Le réalisateur recevait quotidiennement un DVD des rushes synchronisés. Quant à moi, je les avais en version muette non compressée sur un disque dur. Je les regardais sur un écran étalonné par Miguel Béjo. Ce dernier m’envoyait aussi des grabs que je conservais sur un iPad et que je pouvais ainsi consulter rapidement pour mes raccords lumière.
MK : Avais-tu un DIT ?
RC : Non, car je ne voulais pas d’un village vidéo sur le plateau où toutes les angoisses peuvent se cristalliser. J’ai utilisé les LUT de la caméra qui me satisfaisaient tout à fait, le S log2 et un monitoring basique. Nous avions juste un écran de contrôle Panasonic. Par ailleurs, je préfère un véritable étalonnage des rushes au labo. Ainsi, au montage, les rushes étalonnés ont pu être utilisés et nous avons gagné du temps de réglage les premiers jours et d’étalonnage d’une manière générale. Nous avons ensuite trois semaines d’étalonnage final avec Karim Alkatari chez Eclair avec le Firefly de Philippe Reinaudo qui était en beta test à cette époque. Ce dernier était en liaison permanente avec nous pour rectifier les bugs éventuels. Le Firefly nous a donné une grande souplesse dans l’utilisation des masques et une grande rapidité dans le travail du RAW natif en 4K en temps réel.
MK : Comment as-tu travaillé ton image en numérique ?
RC : Pour moi le RAW est un véritable négatif numérique. J’ai donc posé mon négatif à 800 ASA (la sensibilité nominale de la F55 est de 1250 ASA). Ainsi, j’ai joué sur ma latitude de pose en hautes et basses lumières. J’avais fait des essais pour la déterminer par rapport à mes envies. Je pose à la cellule, je fais des vérifications de temps en temps avec l’histogramme ou l’Astro. Par rapport à l’argentique, j’ai juste modifié mon travail des hautes lumières sur les visages. J’ai laissé claquer les blancs dans le champ pour faire ressentir le soleil et la chaleur de l’été. J’ai cherché aussi les basses lumières et le gris. Pour renforcer le côté cotonneux des blancs et le moelleux dans l’image, j’ai utilisé des objectifs Cooke S3 qui sont plus réactifs aux flares et aux hautes lumières, ils sont aussi moins définis. Le 75mm est particulièrement chaud. De conception ancienne, ces optiques ne couvrent pas les grands capteurs aux 18mm, 25mm, 32mm. Donc, si je fermais trop le diaphragme, un vignettage apparaissait. J’ai travaillé à des ouvertures aux environs de T2.8/4 pour ne pas avoir trop de profondeur de champ afin de garder de la douceur dans l’image. Par ailleurs, il ne fallait pas que l’on puisse voir les façades récentes de Berck sur lesquelles nous n’avions pas pu intervenir. Nous avons principalement tourné avec le 40mm et le 50mm pour garder une certaine fermeture d’angle de champ. Nous utilisions aussi un zoom 25/250 HR de chez Angénieux. J’ai ajouté des filtres classic soft et warm promist pour tous les extérieurs situés en 1962. Sur la partie Paris 1945, c’était des classic soft et des black promist, sur la partie Auschwitz seulement un fort black promist. D’ailleurs, dans ces séquences, j’ai posé cinq diaphragmes en dessous dans une lumière sans aucun contraste pour accentuer la sensation du gris et la nuit.
MK : L’appartement de Berck a été tourné en studio ?
RC : Oui, nous y avons tourné après les extérieurs. Nous avons fait des découvertes en dur avec des personnes qui passent dans le fond, des fils électriques qui bougent : bref, de la vie. Du côté de la lumière, les ciels étaient parfois bleus, parfois blancs. C’était compliqué de rendre les cieux de Berck avec des nuages et du vent. Nous n’avions pas les moyens de tourner sur fond vert et de truquer tous les plans. Nous avons beaucoup travaillé en amont avec la chef déco Valérie Grall sur les matières, les textures, les rapports des découvertes, les hauteurs de plafond… Toute la lumière venait de l’extérieur afin de rendre une douceur de l’été à l’intérieur et le lumineux à l’extérieur. Je n’ai pas fait rentrer de projecteur à l’intérieur du décor. Je rattrapais les faces avec des toiles écrues. J’ai travaillé les fortes entrées de soleil avec un Dynolight et les petits matins ou fin de jour avec deux 20KW croisés selon l’heure des scènes. Pour les jours gris, j’avais accroché des Alpha 4 KW très diffusés au plafond de la découverte et le reste rentrait avec des 6KW équipés de chiméras. J’ai aussi utilisé des Super Beam pour faire rentrer un rayon de soleil très précis. Ce sont des ampoules tungstènes de 1200 watts très directives et très puissantes qui matérialisent des rayons précis de soleil, plus précis que le molebeam 7kw ou les xénons.
MK : Il y a quelques plans truqués tout de même ?
RC : Par exemple, le décor d’Auschwitz consistait en deux baraquements en planche sans toit et de la neige au sol sur l’aérodrome de Berck. Les lointains sont truqués en VFX CGI chez Eclair par l’équipe de Thierry Delobel. Le plan de grue à l’arrivée de Berck et le plan de découverte au lointain de la fête de l’humanité ont aussi été truqués. Nous avons utilisé un fond vert dans le bâtiment d’Auschwitz. Nous avions une moitié d’intérieur de baraquement, l’autre moitié était un fond vert. Nous avons fait une première passe en filmant en plan large les deux moitiés ; puis une deuxième passe en filmant de même mais avec un personnage au milieu coiffé à l’envers. Nous avons ensuite flippé le deuxième plan pour le juxtaposer au premier et incruster ainsi la partie construite sur le fond vert. Ce sont en fait deux plans au format 0,925 dont l’un est le miroir de l’autre avec des personnages placés à d’autres endroits que le plan original.
MK : Quelles ont été les demandes de Jean Jacques Zilbermann concernant l’image ?
RC : Il désirait un réalisme documentaliste brillant et coloré à Berck. À Paris, il ne voulait que deux ou trois couleurs et deux couleurs à Auschwitz. Dans ce dernier lieu, il désirait une évocation dure et crue. J’ai donc mis peu de contraste pour rendre une atmosphère plus dramatique, proche de la nuit, noir et blanc mais très grise sans hautes lumières où seule la neige « vivait ». Il m’a laissé une grande liberté quant aux directions de lumière, il était confiant. Nous avions beaucoup préparé le découpage en amont.
MK : Deuxième chapitre de cet entretien : comment as-tu ressenti le passage de l’argentique au numérique ?
RC : Pour moi, cela a été très violent. Autour de moi les gens ont pensé que cette révolution allait amener de plus grandes performances. Selon moi, le numérique aurait dû être un complément au film, or il l’a remplacé. J’aime les caméras numériques que l’on peut mettre dans des endroits exigus où l’on ne peut pas mettre une caméra film. Je trouve terrible que l’on se soit précipité dans une technologie sous prétexte qu’elle amène du progrès (lequel ?) et du modernisme. Les arguments de coût et de rapidité étaient faux. Il y a dix ans, lorsque le numérique a envahi les films, c’était une technologie balbutiante que l’on ne maitrisait pas vraiment. On commence tout juste à la comprendre. La puissance du pixel, les mouvements des électrons sont différents de ceux d’un photon sur une surface sensible. Il n’est pas sûr qu’un film tourné en numérique coûte moins cher qu’en pellicule. Dans l’inconscient collectif, on peut tourner tant qu’on veut parce que le support coûte peu cher. Or, une carte de 32 mn sur une Sony F65 vaut 4 000 euros. Tout cela a été évacué. Sans compter qu’une grande quantité de rushes coûte cher, enregistrer sur un support vaut toujours de l’argent. Les caméras, les optiques, le traitement informatique du LTO, l’archivage, le DIT, la débayerisation, les back up, ont un vrai coût. Par ailleurs, on assiste à un interventionnisme sur les images en postproduction. Par exemple, les outils de montage permettent de le faire. Cela crée une multiplicité de regards sur les images qui nuisent à leur intégrité.
MK : Qu’est-ce que le numérique a changé dans ton travail sur l’image ?
RC : D’abord, je réfléchis à l’esthétique de l’image et choisis mon outil ensuite par rapport à cette dernière. Pour moi, l’argentique est l’outil de base de la réflexion, le numérique vient en complément. Par exemple, je peux tourner des scènes de jour en 35 mm et des scènes de nuit en numérique. Avec ce dernier lequel on découvre des choses dans les basses lumières. J’essaye de faire abstraction des arguments financiers qui restent pourtant présents à mon esprit. Je prends aussi en compte la logistique du film, par exemple, si on a besoin de déclencher rapidement la caméra, le numérique a tout son sens grâce à la mémoire tampon des caméras. Elles ont aussi l’avantage d’être plus sensibles que la pellicule. Paradoxe : on devrait utiliser moins de lumières lors de nuits citadines par exemple, or les caméras voient trop de choses, il me faut alors utiliser des sources puissantes et fermer le diaphragme pour cacher ce que l’on ne veut pas voir. Mon travail devient maintenant celui de « dépressionner » le support, c’est-à-dire cacher, c’est l’inverse d’impressionner. En revanche, en jour, j’ai tendance à moins éclairer, par exemple, je vais utiliser un 9 KW là où j’aurais mis un 18 KW à distance égale et plage égale. Il est difficile d’apprécier la puissance lumineuse dont on a besoin. Sur le film, j’avais une puissance faite pour une pellicule de 200 ASA, or j’avais une sensibilité de 800 ASA, soit deux diaphragmes de trop. Mais j’avais besoin de la plage des grosses sources. J’aurais pu utiliser des Alpha 1,6 KW au lieu des Alpha 4 KW et j’aurais eu tout de suite 2.8. Je n’ai pas su l’apprécier. C’est très difficile, mon œil est exercé pour une sensibilité de 200 ASA. En utilisant les projecteurs dont j’ai l’habitude, je sais tout de suite quelle puissance et quelle plage je peux obtenir. Je suis donc obligé de mettre des filtres neutres sur la caméra.
MK : Que penses-tu de la matière de l’image numérique ?
RC : En film, quel que soit le fabricant, la matière était en gros la même avec plus ou moins de grain et des dominantes de couleur. En revanche, en numérique, elle est différente suivant les constructeurs de caméras. Je rejoins Jean pierre Beauvialla quand il dit que le pixel est figé, c’est ce qui me gêne le plus. En effet, nous avons été habitués pendant cent ans à des grains qui bougeaient. Les dernières pellicules Kodak, très fines, couplées avec des optiques très définies, peuvent être très près d’une même perfection de définition que le numérique. Avec les caméras numériques, j’ai l’impression de devenir un informaticien de l’image, d’avoir perdu le rapport charnel avec celle-ci. Je trouve cette matière morte, mathématique, chirurgicale mais passionnante. Je serais curieux de connaître le point de vue de chef op qui n’ont pas connu l’argentique sur leur support numérique, leurs sentiments, la façon dont ils en parlent. Pour moi, il est très important de choisir ma caméra comme je choisissais ma pellicule. C’est un rapport charnel avec elle…