Depuis quatre ans, la filiale vidéo d’Alphabet (maison mère de Google) cherche à développer son modèle payant après avoir biberonné depuis sa création ses utilisateurs aux vidéos gratuites parsemées de publicité. Pas simple pour le géant du net de trouver sa place entre les mastodontes de la SVOD que sont Netflix, Amazon et même de rivaliser avec des acteurs locaux (OCS, Canal +, etc.).
Comme ses grands frères américains, YouTube, service qui est devenu la caisse de résonance de toutes sortes de vidéos, s’est lancé dans la production de séries siglées « Originals ». C’est même la plate-forme qui, in fine, a proposé la première des vidéos exclusives, via les chaînes des créateurs qu’elle hébergeait. À l’origine pensé comme un service de musique en ligne, pour concurrencer iTunes et autres Spotify, Music Key entendait mettre en avant les musiques et vidéos des labels partenaires diffusés sur Google Play Music.
Parallèlement, YouTube, via sa version gratuite, est devenu, en quinze ans, un incontournable pour créateurs. C’est même le fournisseur de contenus préféré des jeunes générations, doublé d’un très efficace aspirateur à revenus publicitaires. Même Hollywood le prend au sérieux et travaille avec des youtubeurs.
Cet embryon de version payante connaît un premier lifting fin 2015 et devient YouTube Red. Son concept est basique : les abonnés ont accès à toutes les vidéos de YouTube sans publicité. À l’heure des adblocks, le succès n’est pas flagrant ; même si YouTube crée des shows avec les youtubeurs les plus populaires produits par des grands noms du cinéma et de l’audiovisuel « classique ».
Pour ce faire, YouTube débauche Susanne Daniels, une pointure venant de Warner et de MTV et parie sur des séries dérivées de films populaires à l’instar de Karaté Kid ! Mais attention, pas question de partir dans des investissements pharaoniques comme les Netflix et compagnie : « J’ai toujours été convaincue que l’on peut créer des séries formidables avec des budgets restreints, ce n’est pas l’argent mis sur la table qui est garant de la qualité d’un show », a déclaré la directrice des contenus en juillet dernier à la presse britannique.
Auparavant, le 28 mai, YouTube Red avait accompli une nouvelle mue, devenant YouTube Premium avec, dans son sillage, la naissance d’un autre service d’abonnement distinct, YouTube Music. Tous deux étoffent l’offre composée de YouTube Gaming ou YouTube Kids. Depuis juin dernier, YouTube Premium est disponible dans l’Hexagone et dans 28 autres pays. Après un mois gratuit, l’accès sans publicité à l’ensemble de ses productions maison coûte 11,99 euros mensuels.
Avec un catalogue revendiqué de plus de 60 productions originales, pour la plupart américaines, la stratégie dévoilée en septembre dernier s’axe dans un premier temps sur le développement de productions locales. Sont alors annoncées trois séries allemandes, deux britanniques et deux françaises. Côté qualité, la suite de Karaté Kid, Cobra Kai, permet à YouTube de décrocher ses premières nominations aux Emmy Awards.
Pour ses premières productions françaises, YouTube s’est appuyé sur deux studios bien connus des moins de vingt ans : le Studio Bagel et Golden Moustache, tous deux adossés à deux groupes audiovisuels (Canal + et M6). Le premier a pris le parti de la comédie potache avec Groom, mettant en scène Jérôme Niel (Les Tutos), le fils pourri gâté de Nicolas Marié, campant le patron d’un hôtel de luxe. Il tentera de mettre du plomb dans la tête de son insupportable progéniture. Cette série de 10 x 26 minutes s’appuie sur des situations cocasses, proches de l’humour du Studio Bagel. Le premier épisode de Groom, accessible gratuitement, a récolté plus de 2,3 millions de vues.
Avec Les Emmerdeurs, Golden Moustache tente un pari différent : imaginer une vraie série fantastique se déroulant en 1942. Une réussite que porte avec brio la bande de joyeux lurons réunis par Morgan S. Dalibert, Valentin Vincent et Vladimir Rodionov. Le premier épisode compte plus de 1,8 million de vues. Côté chiffres, ni le nombre d’abonnés YouTube Premium, ni le budget alloué par YouTube à ces séries de 10 x 26 minutes ne sont connus. Selon l’adage de Susanne Daniels, on se doute que le budget reste maîtrisé.
Potion magique et résistance
Avec Les Emmerdeurs, YouTube Premium se réjouit, même si une saison 2 n’est pas annoncée, la saison 1 a été sélectionnée au festival de la fiction de La Rochelle et aux Globes de cristal (catégorie web série, verdict le 4 février prochain).
Ce n’est pas la première fois que Golden Moustache, ce collectif de youtubeurs rassemblant plus de 3 millions d’abonnés (appartenant au MCN Golden Network), se frotte à des formats différents de la vidéo YouTube « classique ». En 2015, le long-métrage Les Dissociés, réalisé par Julien Josselin et Raphaël Descraques, en ligne sur YouTube, atteint plus de 6,8 millions de vues (à date).
C’est à la même période que les deux auteurs développent Les Emmerdeurs avec l’envie « d’aller dans des projets plus longs que le sketch », détaille Julie Coudry, productrice au sein de Golden Network. Ce projet est présenté à YouTube, rapidement séduit par son originalité et sa modernité. Après une gestation qui a permis de bien développer sa bible, le projet passe dans de nouvelles mains et est réalisé par Morgan S. Dalibert et un pilier de Golden Moustache, Valentin Vincent. Sa production, financée par le géant américain, bénéficie du crédit d’impôt à l’international (le C2I concerne les œuvres qui réalisent, en dépenses éligibles en France, au moins 250 000 euros ou, lorsque leur budget de production global est inférieur à 500 000 euros, au moins 50 % du budget global).
Si le scénario des Emmerdeurs rappelle des séries cultes telles que Misfits (BBC) ou Hero Corp (France 4), l’atmosphère s’inspire des films comme La Grande Vadrouille. 1942. Alors que la France est coupée en deux par les Allemands, quatre jeunes gens que rien ne réunit, se retrouvent embringués par hasard dans la résistance. Après avoir bu un vin au goût bizarre, ils sont dotés de super pouvoirs, qu’ils vont devoir apprivoiser. Au casting de ces aventures dignes d’un Papi fait de la résistance, Justine Le Pottier (Le Visiteur du futur), Camille Claris (Respire), Grégoire Montana et Paul Scarfoglio, tous deux découverts dans la série Les Grands. La bande de pieds nickelés est guidée par Sébastien Lalanne (Hero Corp) en résistant dépassé par les événements.
Les Emmerdeurs est une vraie réussite. « Dès le début, j’ai poussé pour que cette série soit une œuvre cinématographique. Le but de Google est de proposer des contenus premium et leurs séries n’ont rien à envier, en termes de qualité visuelle, à celles d’un Netflix. Je trouve cela bizarre de penser une série pour le petit écran du smartphone », commente le réalisateur. Pour relever le défi d’une série en costumes mariant pouvoirs magiques et grande Histoire, Golden Network, fait appel à Morgan S. Dalibert. Chef opérateur sur les cinq saisons de la série Hero Corp, il a aussi la casquette de réalisateur.
« L’une des particularités de Hero Corp est que l’on faisait avec les moyens du bord, sourit-il. Ils m’ont choisi parce que je savais faire entrer les carrés dans les ronds. Puis,Valentin, qui avait participé à l’écriture, m’a rejoint à la réalisation comme garant de l’humour Golden Network. C’est une expérience très intense car tout était compressé dans un plan de travail sans droit à l’erreur », reprend le réalisateur.
Le tournage s’est déroulé à Gien (Val-de-Loire), à Briare, dans une ancienne fabrique d’émaux et à Saint-Brisson pour les scènes de village. « Ce sont les endroits où la série se serait passée, si les faits avaient eu lieu ; nous avons tourné très près de la ligne de démarcation », décrit Morgan S. Dalibert. Afin d’ancrer la série dans un certain réalisme, il a souhaité que les teintes rappellent celles inscrites dans l’inconscient collectif de cette époque. Côté références partagées avec le chef opérateur, Florent Astolfi : Les Fils de l’homme, Peaky Blinders ou The Queen.
« Nous tournions sous-exposé afin de pouvoir récupérer un peu de matière, de grain à l’étalonnage, en regonflant les images. Nous voulions éviter le côté lisse du numérique », explique-t-il. Sur le tournage, il prend le parti d’enregistrer des formats très flats, proche du Raw avec des noirs très décollés et des blancs pas trop forts. Le but est d’avoir un maximum d’infos dans l’image. Puis, sur ces signaux, est ajoutée une LUT (Rec. 709) très proche d’un rendu broadcast. « Cela donnait une image plus contrastée que celle obtenue après étalonnage.
En regardant les rushes à la production, on s’est rendu compte que dans certains niveaux de gris il y avait un balayage proche de celui d’une VHS, avec en plus des stries irrégulières », poursuit le réalisateur. La caméra est changée par Sony, remplacée par une nouvelle. Une semaine après, les mêmes soucis d’image persistent. « Après un pré-étalonnage pour voir comment ces lignes réagissaient, une partie des rushs a été envoyée en restauration chez Eclair », soupire-t-il.
Un comble pour la première série du collectif, tournée en 4K. Pourtant cet incident de parcours n’a pas eu que du mauvais. « Cela nous a imposé une base d’étalonnage. Nous avons eu de la chance car celle-ci s’approchait de celle vers laquelle souhaitaient aller les réalisateurs et le chef opérateur. Nous voulions donner un grain à l’image et la travailler pour lui donner un côté vieillot », complète Julie Coudry. Les réalisateurs ont dû s’adapter : « On s’est limité dans certains décors en étalonnage afin d’éviter ces problèmes ». Outre la restauration, il a fallu tricher à l’étalonnage, réalisé par Ghislain Rio, et ce, grâce à des outils de grains des stations de montage Da Vinci.
Côté postproduction, Reepost a effacé paraboles et autres barrières trop modernes, ajouté des éléments comme des affichettes « d’époque », des palissades en bois, etc. « Je savais que l’on ne pouvait pas effacer toute la modernité, on a aussi donné des teintes un peu passées à certains éléments lors de l’étalonnage », détaille Morgan S. Dalibert.
« Il y a énormément de plans truqués », précise la productrice. À l’écriture, les effets spéciaux, après l’ingestion du vin magique, n’étaient pas grandioses, pour ne pas susciter énormément d’effets spéciaux. « Mais en fait, nous avons souhaité rajouter un peu de cachet à ces pouvoirs et les rendre plus visibles. Du coup, à chaque utilisation des pouvoirs, il y a des SFX rajoutés avec After Effects », souligne Julie Coudry. « Nous les avons tournés à l’ancienne, c’était moins chronophage », reprend le réalisateur. Cerise sur le gâteau, Les Emmerdeurs marie à la Tarantino des sonorités des années 70, dont The Partisan, de Leonard Cohen et une musique originale composée par Julien Bellanger.
Article paru pour la première fois dans Mediakwest #30, p.44/45. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.