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Difuze, le futur de la postproduction à Montréal

Il y a quelques mois, nous avons visité la société Difuze à Montréal, premier diffuseur de contenus canadiens, adaptateur de films et séries télé de toute envergure, pionnier en doublage et spécialiste des services de postproduction image et son. Un entretien enrichissant pour découvrir cette entreprise et faire un focus sur le marché canadien. Entretien avec Nicolas Savoie, vice-président, ventes et développement d’affaires et Elizabeth Pélissier, directrice postproduction Image.
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Mediakwest : Pourquoi et comment êtes-vous passé de Technicolor à Difuze ?

Nicolas Savoie : Le lieu où nous nous trouvons était la propriété de Technicolor depuis une vingtaine d’années. Notre installation comporte trois grandes activités :

– la postproduction image et son ;

– le doublage, surtout historiquement anglais-français ;

– la distribution de contenus. Pas au sens d’un ayant droit qui vend des contenus, mais simplement en termes de livraison, le volet technique de la distribution.

L’essentiel de notre activité réside dans le doublage et la livraison de contenus qui représentent environ les trois-quarts de notre activité. C’est précisément ce type d’activité que Technicolor cherchait à abandonner ou à vendre partout ailleurs dans le monde. Ainsi, en France, le groupe a cédé son activité de doublage à Deluxe.

Graduellement, ces cinq dernières années, il s’est séparé de ses activités destinées à la distribution, que ce soit du doublage ou de la livraison de contenu, pour se concentrer sur les services à la production, en particulier les effets visuels. Et nous, au fil du temps, nous étions de moins en moins en phase avec cette stratégie globale. Ceci à tel point que, à un moment donné, nous leur avons proposé un rachat par l’équipe de gestion. Nous avons conclu cette transaction le 1er septembre 2018. Si, par conséquent, la création de Difuze est récente, elle s’appuie néanmoins sur une installation et une équipe qui existent depuis de longues années.

En parallèle à cette transaction, nous avons procédé à deux autres acquisitions : la maison de doublage SPR et le spécialiste en sous-titrage CNST. Cela, dans le but de consolider notre marché local, d’élargir notre offre de services afin de mieux servir nos clients qui avaient des besoins de distribution. Nous avons donc réuni ces trois entités – l’ancien Technicolor, SPR et CNST – sous le nom de Difuze et créé la société après avoir cherché du financement auprès des banques et institutions canadiennes dédiées à appuyer les entreprises de notre secteur.

 

M. : Qui dirige Difuze et combien êtes-vous au total ?

N. S. : À sa tête, se trouvent deux gestionnaires de l’époque Technicolor, Alain Baccanale et Nicolas Savoie, auxquels s’est joint, lors de la transaction, le président de SPR (François Deschamps), lequel a lui-même présidé Technicolor Canada il y a une dizaine d’années. Une affinité assez naturelle nous réunissait ; il connaissait mon collègue ici, le site, les employés. Il cherchait une relève pour son entreprise dont il était propriétaire. Difuze compte aujourd’hui quelque deux cents-cinquante employés.

 

M. : Dans un seul site ?

N. S. : Non, nous disposons de trois installations. Le plus gros site est celui-ci, mais nous avons aussi deux autres établissements : un dans le vieux Montréal, où nous faisons principalement du doublage et du son original, et un autre à Toronto : nous avons récemment racheté une compagnie pour ouvrir notre propre bureau dans le cœur de l’industrie cinématographique, et proposer nos services de distribution.

 

M. : Comment se répartissent vos trois activités en termes de parts ?

N.S. : Les services à la distribution représentent 80 % de notre activité ; les 20 % restants sont de la postproduction image et son. Nous avons un fonctionnement intéressant dans chacun de nos domaines. En postproduction, nous sommes vraiment reconnus comme le leader pour ce qui est des projets présentant une certaine complexité, par exemple des séries TV à vocation internationale, avec des formats type 4K, HDR, des missions qui demandent une certaine expertise, une certaine envergure dans l’infrastructure, des films d’animation, des longs-métrages.

Nous sommes clairement dans un créneau de projet plus complexe, plus « haut de gamme ». Nous ne touchons pas beaucoup à la série TV locale destinée aux diffuseurs locaux, comme Radio Canada. Nous sommes réellement davantage dans la série plus lourde, internationale, le long-métrage. C’est notre créneau en postproduction, tant image que son.

 

M. : Votre chiffre d’affaires est donc surtout international ?

N. S. : Les clients peuvent être locaux. Leurs projets, quand c’est du long-métrage, sont destinés au marché local, mais généralement, quand il s’agit de séries, à un diffuseur canadien anglais ou un distributeur américain. En ce moment, nous travaillons sur une série TV, une coproduction France-Allemagne dans laquelle est impliqué un producteur canadien. Si l’entité qui nous paie est canadienne, le projet lui-même est destiné à l’international.

Côté distribution, la plupart de nos clients sont à l’international. Ainsi, nous travaillons avec Universal Picture Canada qui est canadien, mais dans le fond c’est Universal. Côté postproduction, nous sommes la première entreprise au Québec à avoir reçu la certification Netflix pour ses programmes NP3. Nous avons aussi la certification Netflix côté distribution pour le doublage vers l’anglais, parce que Netflix a grand besoin de doublages en anglais. Comme ses équipes produisent partout dans le monde maintenant, Netflix veut rapatrier pour sa base d’abonnés…

 

M. : Netflix fait du doublage ? Je croyais qu’elle ne s’occupait que de sous-titrage…

N. S. : Non, Netflix fait faire, mais la plate-forme certifie ses fournisseurs. Son programme de certification s’applique à la postproduction, au doublage, au contrôle de qualité. C’est vrai qu’elle a internalisé le sous-titrage et pas le doublage. Cet autre métier implique des ententes avec les acteurs, il est plus complexe.

Difuze est la première entreprise hors des États-Unis à être certifiée pour le doublage en anglais avec l’accent américain. Notre situation bilingue à Montréal explique que nous ayons accès à un pool anglophone. Nous sommes un centre historique de doublage. Nous sommes, en outre, certifiés iTunes pour tout ce qui est encodage. Plus globalement, les grands studios américains, tel Disney, préfèrent traiter leurs contenus ici en raison de nos critères de sécurité. Notre infrastructure, notre personnel, nos services supportent ces projets. Nous avons une envergure certaine.

 

M. : L’ensemble de vos activités représente quel chiffre d’affaires ?

N.S. : Entre 0 et 50 millions d’euros…

 

M. : Sur un plan global, quel est l’état du marché au Canada ?

N.S. : Il est en pleine transformation, comme partout ailleurs. C’est certain que le marché local souffre de la montée des plates-formes type Netflix. Il existe d’ailleurs des versions canadiennes de ces plates-formes. Crave (qui appartient à Bell Media) et Illico (Québécor), sont de grands acteurs média au Canada. Radio Canada détient son propre service de visionnement streaming par abonnement. Les chaînes traditionnelles, qui font partie de notre clientèle, en souffrent ; les producteurs qui dépendent des chaînes traditionnelles en souffrent également, et eux sont aussi clients chez nous.

Il est donc certain qu’un côté du marché est affecté, et nous affecte par ricochet. Mais la mondialisation présente aussi un côté positif : davantage de projets étrangers sur le marché, plus de demandes pour de l’adaptation de contenu du français vers l’anglais et d’autres langues. On perçoit une effervescence à ce niveau, et grâce à notre offre de services, en termes de distribution, nous en sommes bénéficiaires. De même en postproduction, avec nos projets à dimension internationale.

En conclusion, nous bénéficions de la mondialisation, tout autant que nous en souffrons par l’entremise de nos clients. On le ressent ici avec nombre de consolidations au niveau des producteurs qui se vendent, s’agglomèrent à d’autres groupes. Mais le marché de la production au Québec est tout de même assez tourné vers soi-même. Nos plus grands groupes de production ne sont pas très gros à l’échelle mondiale…

 

M. : Qu’en est-il de la partie tournage, des studios ?

N.S. : Montréal est un marché un peu particulier que j’appellerai un « Tier 2 », si je peux me permettre l’anglicisme. Un marché comme Toronto, Vancouver, Los Angeles sont des « Tier 1 », énormément de productions américaines surtout, qui se font dans ces marchés-là. Quelque 80 % de la production faite à Vancouver vont directement à Los Angeles. Et avec les crédits d’impôt, l’infrastructure sur place très accueillante, le fuseau horaire… c’est merveilleux !

La ville de Toronto, de par sa taille, a toujours été le hub pour la production locale canadienne, puis américaine ; elle est devenue un centre très important, où se créent énormément de productions. Netflix vient d’ailleurs de s’installer à demeure. La plate-forme a, en outre, réservé un ensemble de studios pour très longtemps, elle a sept/huit productions qui roulent en ce moment à Toronto, sept/huit séries ou films.

En comparaison, à Montréal, un seul film de Netflix se fait en ce moment… Montréal, c’est loin, c’est d’abord francophone, il fait froid… Notre saison de tournage est courte comparée à Vancouver, voire Toronto ; nous ne disposons pas de la même infrastructure en matière de studios. Deux grands groupes ont des studios ici, mais à Toronto ils sont peut-être cinq, à Vancouver même chose. Ce qui explique que Montréal soit un peu considéré comme un deuxième choix. Toronto et Vancouver sont pleins ? Allons à Montréal. Si j’ai de la place à Toronto, je reste à Toronto.

 

M. : Vous n’avez pas de business avec New York ?

N. S. : Non, dans le marché « Tier 2 », la Géorgie (américaine), la Louisiane, le Nouveau Mexique, les pays de l’Est… fonctionnent extrêmement bien. Il arrive que des projets hésitent entre tourner à Montréal, Budapest, Roumanie… C’est sur ce point qu’on se bat, un peu contre Toronto aussi, mais il est rare qu’un Américain se demande s’il va tourner à Montréal ou à Toronto. La question se pose davantage entre « Je tourne à L.A. ou à Vancouver ? L.A. ou Toronto ? L.A. ou Londres ? », mais pas « Je tourne à L.A. ou à Montréal ? »…

 

M. : Le crédit d’impôts existe-t-il ici ?

N.S. : Oui, il est même très généreux et se compare favorablement aux autres provinces canadiennes, voire aux autres États. Il y a un crédit d’impôt sur la production étrangère, une bonification d’impôt pour le volet effets visuels, tout ce qui est green screen, effets visuels animation. Montréal tire bien son épingle du jeu en matière d’animation et d’effets visuels. Énormément de sociétés œuvrant dans ce secteur se sont implantées ici au cours de ces dernières années, tous les grands noms.

 

M. : Et en postprod, de combien de salles disposez-vous ?

Elizabeth Pélissier : En termes de salles, nous avons des salles off line mais où l’on peut faire de la finition, on a deux salles de montage finition en Flame (Autodesk). Nous disposons d’une salle Clipster (Rohde & Schwarz) pour tout ce qui est création des DCP ou autres distributions dans les salles de cinéma. S’ajoutent à cela quatre salles d’étalonnage, nous travaillons beaucoup en Baselight (Filmlight), mais certaines salles sont en DaVinci Resolve (Blackmagic Design). Je vous donne tous ces chiffres, mais comme nous sommes tous sur KVM, toutes les salles sont en vérité interchangeables.

Tout se passe en fonction du client, quelle pièce il préfère, mais en étalonnage ce qui est très important en postproduction image, on va vraiment venir décider si c’est un film, une série TV, est-ce que c’est un workflow HDR, un workflow SDR. On va aller dans un auditorium cinéma, dans une salle de type série TV. Nous disposons de salles multimédias qui nous permettent la numérisation et la création de livrables, d’une régie et d’un gros « data center ».

Auparavant, nous étions cinq départements à Montréal : la post sonore, la post image, le off line, le doublage… Quand nous avons pris le parti de tout consolider en une seule unité, nous avons collaboré avec les studios américains et notre département d’ingénierie pour définir nos pratiques et nos procédures de travail, de manière à être le plus sécuritaire possible. Nous avons tout uniformisé en nous basant sur les nombreuses règles de la MPAA (Motion Picture Association of America). Par exemple, tous les ordinateurs, tout le stockage est centralisé dans le « data center ». Nous distribuons partout dans le monde des centaines de fichiers. Puis, bien sûr, nous louons aussi des salles off line. Des producteurs, monteurs nous louent des salles, nous leur aménageons un petit cocon de création !

 

M. : Vous travaillez aussi sur les tournages et faites la gestion des rushes sur ces tournages ?

E.P. : Oui, nous traitons le matériel de tournage dans nos installations afin d’étalonner au besoin, etc. Les équipes qui travaillent sur les tournages réalisés à Montréal, nous apportent le matériel pour que Difuze travaille sur la gestion des « rushes ». La saison de tournage commence à battre son plein avec le retour du beau temps, même si on a eu un printemps tardif. Actuellement, nous sommes amenés à travailler sur la plupart des tournages étrangers : une série de Fox qui commence, une série d’Universal… Nous sommes particulièrement actifs !

 

M. : J’imagine que vous utilisez aussi le cloud, comment les clients ressentent-ils l’utilisation du cloud dans tout ce qui est échange. Est-ce bien entré dans leur esprit ?

N. S. : Cela dépend du secteur d’activité. Dans notre segment livraison de contenu, là où on gère des catalogues pour nos clients pour ensuite les livrer à leurs clients à eux, les plates-formes, l’utilisation du cloud est bien perçue. Des questionnements persistent au niveau de la sécurité, mais nous nous sommes assurés de travailler avec des partenaires solides, très réputés. Nous respectons les paramètres, les balises recommandées par MPAA. Ce qui explique, qu’au final, nous soyons capables d’avoir une offre de gestion de contenu dans le cloud qui rencontre les attentes : sécurisée, très réactive, rapide. Je dirais qu’au niveau de la gestion des librairies, c’est quelque chose qui est de plus en plus accepté. Au niveau du doublage, le cloud plaît moins, parce que le contenu ne reste pas longtemps chez nous, on est surtout dans l’audio, les poids ne sont pas les mêmes.

E. P. : En postproduction, on n’en est pas là encore, c’est vraiment plus en distribution ! En postproduction, avec toutes les règles de sécurité, le client veut du stockage physique, ne pas donner accès à Internet, mais surtout c’est du stockage qu’on peut partitionner. C’est vraiment ce que les studios américains nous demandent, ce n’est pas du stockage accessible sur le cloud, mais des stockages locaux pour la performance quand on travaille en 4K.

N. S. : Dans le cas de la distribution, on travaille avec des produits finis qui, en règle générale, ont déjà été diffusés. La préoccupation vis-à-vis de la sécurité est moindre que quand on traite du contenu qui est loin d’être fini. Par ailleurs, le poids des fichiers n’est pas le même. Gérer une librairie de masters, ce n’est pas comme faire du rendering sur des contenus qui ont été tournés en 4K, 16K, 8K. En vérité, nous n’avons pas encore envisagé la création vers le cloud pour des raisons de sécurité, de coût et de temps de réaction.

On utilise une solution cloud pour le visionnement des rushes de tournage, mais là ce sont des proxys, le poids n’est pas le même. Pour nos clients, c’est très pratique et pas trop coûteux. Mais de là à travailler en production « cloud based »… Encore une fois, nous n’en sommes pas là ! Peut-être qu’on y arrivera un jour, mais ce n’est pas prioritaire à court terme.

En distribution par contre, le cloud se travaille bien. Nous disposons de nos propres systèmes de gestion d’actifs que Technicolor a développés, mais que nous avons obtenus dans le cadre de la transaction qui a mené à la création de Difuze. Nous avons aussi une interface client initialement développée par Technicolor, mais complètement refaite par nos soins depuis. Cela permet à nos clients d’avoir accès au catalogue et de passer des commandes pour se faire livrer, partager des lignes visionnement sécurisées. L’application, le contenu qui est hébergé, tout est dans le cloud. Une partie de notre système de gestion d’actifs est aussi hébergée, l’application même de gestion d’actifs est hébergée dans le cloud. Et nous commençons à regarder des process d’encodage, de gestion de contenu qui pourraient être faits aussi dans le cloud.

En ce moment, tout est fait ici, localement. On restaure, on fait revenir le contenu du cloud pour le travailler localement, puis on le remet. Nous envisageons que, à terme, nous pourrons avoir toute la chaîne de production pour ce qui est du traitement du contenu une fois qu’il est fini. On peut envisager une chaîne assez cloud based, de bout en bout. Ça oui !

 

M. : Avez-vous des projets de développement, de nouvelles activités, d’acquisitions dans les prochains mois ?

N. S. : Cela ne fait pas longtemps que nous existons… pour le moment nous en sommes à digérer nos trois acquisitions ! Nous nous concentrons sur la bonne mise en place de notre entité, cherchons à finir notre intégration, à servir nos clients. Nous sommes très heureux que tous nos clients nous aient suivis dans cette aventure ; on n’en a pas perdu, on en a même gagné ! Je pense que cela témoigne de la pertinence du projet et de la qualité de l’équipe en place, de l’infrastructure.

Nous avions quelques craintes. Nous nous disions : « Ils ont l’habitude de Technicolor, une grande marque, alors… ». À l’inverse, de plus petits clients habitués, eux, à l’approche boutique des deux autres entreprises acquises, auraient pu se dire : « On se retrouve dans un grand groupe, alors… ». Pas du tout, les uns et les autres sont heureux ! Vraiment, c’est un bel accomplissement, la confiance des clients s’est maintenue.

À terme, il est certain que nous allons vouloir poursuivre notre croissance, on n’a pas démarré ce projet pour s’arrêter en si bon chemin ! Avec la mondialisation, le marché, il existe vraiment une opportunité de consolider les activités dans lesquelles nous sommes. Ultimement, nous visons à devenir le numéro 1 au Canada, on devrait par conséquent poursuivre notre croissance. Comment ? Dans quels secteurs ? Nous n’avons pas encore statué.

 

NDLR : Depuis l’entretien, Difuze a procédé à l’acquisition de The Media Concierge, une société de services de gestion de contenus basée à Toronto. Difuze est en bonne voie de devenir le numéro 1 canadien !

 

Article paru pour la première fois dans Mediakwest #34, p.32/35. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.