Mediakwest : Comment avez-vous fait vos premiers pas dans la postproduction et comment êtes-vous devenu étalonneur ? Est-ce arrivé par hasard, ou aviez-vous prévu cette trajectoire ?
Anthony Raffaele : En sortant de l’école de cinéma, j’ai commencé à travailler dans le service des expéditions du studio new-yorkais de postproduction Nice Shoes, dont le programme de formation était excellent. Au cours des huit ans que j’y ai passés, j’ai appris tout ce que je pouvais sur la vidéo, le cinéma et la postproduction. C’est là que j’ai commencé mon passage des expéditions à l’étalonnage : je touchais à tout, nettoyant des pellicules 35 mm et assistant des étalonneurs sur des clips publicitaires. À l’époque, je réalisais principalement l’étalonnage de publicités et de clips musicaux, le tout en travail de nuit.
Au début, nous travaillions principalement sur pellicule, avec des télécinémas Spirit, puis nous sommes passés à des systèmes d’étalonnage numériques, et enfin à Baselight. J’ai ensuite travaillé chez Deluxe New York pendant six ans, où j’ai eu l’occasion de réaliser l’étalonnage de « Blue Bloods », une grande série de CBS. J’ai également eu l’occasion de travailler sur une poignée de longs métrages, avec des directeurs photo comme Rachel Morrison, Igor Martinovic ou encore Dean Cundey. C’est en 2014 que j’ai rejoint Technicolor PostWorks New York.
M. : Comment avez-vous commencé à travailler avec Vittorio Storaro ?
A. R. : J’ai rencontré Vittorio lorsque nous testions la caméra F65 pour la projection en 4K chez Technicolor PostWorks. Et maintenant, je viens de réaliser l’étalonnage des rushes et de la version finale de « Café Society » ! C’est un véritable honneur et une occasion inespérée que de travailler avec lui. Vittorio a été comme un maître pour moi, partageant ses impressions sur l’art du cinéma, sur l’inspiration et sur la manière de la trouver. Il m’a énormément appris, du cadrage d’une image à l’importance de la température des couleurs. J’ai ainsi pu découvrir un nouveau point de vue, celui de quelqu’un qui maîtrise son sujet, mais notre collaboration m’a également apporté beaucoup de plaisir. Son équipe est tout aussi formidable, notamment le caméraman Will Arnott et la DIT Simone d’Arcangelo. Le travail sur Café Society a été très collaboratif et convivial : on pourrait croire qu’il serait difficile de travailler avec des artistes de ce calibre, mais c’est tout l’inverse !
M. : Pouvez-vous nous en dire plus sur l’étalonnage du film de Woody Allen ?
A. R. : « Café Society » est en fait le premier long-métrage réalisé par Woody Allen au format numérique. L’intrigue se déroule durant les années 1930, et nous suivons l’évolution de Bobby Dorfman (Jesse Eisenberg) depuis ses origines humbles dans le Bronx jusqu’aux projecteurs et aux paillettes d’Hollywood. Après un chagrin d’amour en Californie, Bobby retourne à New York et trouve sa vocation à la tête d’une boîte de nuit. Vittorio a capturé des images splendides pour ce film. Nous avons créé une identité visuelle avec un style propre pour chacun des principaux lieux de l’action.
Ayant déjà travaillé avec Baselight en Europe, Vittorio était convaincu que c’était l’outil idéal pour traiter à la fois les rushes et le DI. C’est avec grand plaisir que j’ai appris qu’il souhaitait que le même étalonneur s’occupe des rushes et de la finition ; Vittorio a acquis cette préférence après avoir travaillé de nombreuses années avec le maître étalonneur Ernesto Novelli chez Technicolor à Rome. Cette collaboration avec Vittorio s’est avérée être l’une des plus belles occasions qui m’aient jamais été données.
Les aspects techniques du processus étaient cependant extrêmement exigeants. Puisque nous travaillions entièrement dans les espaces de couleurs de Baselight et avec le système ACES, des rushes jusqu’au résultat final, nous n’avons pas eu besoin de décider d’un look particulier à l’avance et pouvions plutôt raffiner l’identité visuelle du film à mesure de sa progression. Nous avons également réalisé la conformation avec Baselight – c’était la première fois pour nous, et nous avons ainsi pu manipuler les contenus originaux créés par la caméra lorsque c’était nécessaire.
M. : En dehors de « Café Society », sur quels projets avez-vous travaillé ?
A. R. : Je travaille actuellement sur l’étalonnage de trois séries TV, qui sont toutes des comédies au format 30 minutes : « The Jim Gaffigan Show », « Difficult People » et « Odd Mom Out ». J’ai commencé également sur « Younger ». Ces séries ont également un style visuel propre, mais elles ne sont pas particulièrement exigeantes sur le plan technique ou émotionnel. Nous ne gérons pas les couleurs à l’aide du système ACES et ne faisons pas de sortie en 4K : ce sont avant tout des séries en HD. Et puis le ton est léger, ce qui est agréable parce qu’il faut bien rire un peu entre deux projets de séries dramatiques ou de longs métrages !
M. : Vous avez travaillé pour le cinéma, la publicité et la télévision. Quelles sont les différences entre ces domaines ?
A. R. : La plus grosse difficulté, c’était le passage de la publicité à la télévision : il faut désapprendre la tendance à toujours vouloir saisir l’œil du spectateur en créant sans cesse des images frappantes. Pour étalonner un long métrage, il faut créer une palette plus apaisante, ce qui implique une saturation et un contraste très différents. C’est comme apprendre une branche différente d’un métier, ou une nouvelle langue. Avec les projets cinéma, on a beaucoup plus de temps pour faire des ajustements à l’étalonnage ; pour la télévision, les délais sont tellement courts que les modifications portent sur un niveau beaucoup plus général.
M. : Comment définiriez-vous votre style personnel d’étalonnage ?
A. R. : Dans un cas idéal, il est possible de prévoir le look d’un film à l’avance, et c’était le cas avec « Café Society ». Mais, souvent, les clients apportent leur film monté le jour de la réunion pour l’étalonnage, et ce n’est qu’à ce moment-là qu’ils parlent de l’apparence qu’ils souhaitent. De ce point de vue, mon style est donc une collaboration maximale : je suis à l’écoute du client et attentif à ce que je vois. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas de style propre, mais je m’adapte simplement au projet en cours en collaborant avec le directeur photo et les créatifs afin de créer un look qui convienne à leur narration.
M. : Pouvez-vous nous parler de votre installation pour le DI et de votre configuration Baselight ? Comment tout cela s’intègre-t-il dans votre workflow ?
A. R. : Nous réalisons la conformation sur Baselight ou sur un autre système, par exemple Flame ou Avid, en fonction des exigences techniques du projet. Pour travailler directement sur les fichiers bruts de la caméra, j’utilise Baselight : c’est l’outil le plus flexible pour intégrer l’étalonnage et les effets visuels envoyés par d’autres studios.
En termes de fonctionnalités, j’utilise un projecteur numérique 4K Barco, et je préfère donc réaliser l’étalonnage en utilisant l’espace de couleurs XYZ, puisque c’est ainsi que le DCP est produit. Ce qu’on voit pendant la correction des couleurs correspond au résultat final. Nous produisons également les livrables DI avec Baselight. L’ajout des titres est effectué en externe, puis intégré dans Baselight : ainsi, lorsque le client passe le résultat en revue, nous pouvons ajuster la couleur derrière les titres, modifier la luminosité des lettres, et ainsi de suite.
Pour les séries TV, nous utilisions souvent Baselight dans un workflow Avid Baselight, et après la confirmation des contenus sur Avid, le monteur me transmet un fichier au format AAF. Après avoir travaillé sur les couleurs, je renvoie le fichier AAF colorisé et presqu’aucun rendu n’est donc nécessaire. Je travaille habituellement avec un moniteur fixe dans un studio TV ordinaire, où l’étalonneur est assis près de l’écran. Nous utilisons également des moniteurs 4K grand public, pour un contrôle plus superficiel.
M. : Quel est l’aspect de Baselight que vous préférez ?
A. R. : Le principal avantage de Baselight, c’est qu’il n’y a pas qu’une seule manière de parvenir à un résultat donné ; les possibilités créatives sont nombreuses. Je peux être aussi expressif que je le veux, en utilisant différents outils pour parvenir à des résultats vraiment extraordinaires. Il n’y a vraiment aucune limite : si je peux imaginer quelque chose, alors Baselight m’offre un moyen de le concrétiser.
Les fonctions de compositing sont incroyables, tout comme les outils de masquage, car ils permettent d’étalonner des masques et des parties d’image, puis de les écarter de manière à ce qu’ils ne soient pas une distraction, mais simplement un élément d’éclairage. On peut créer une certaine correction sur une première couche, puis une autre sur une seconde couche, puis basculer de l’une à l’autre pour tester des styles visuels complètement différents. Cette interaction entre les couches est un atout formidable de Baselight, qui offre une interface plus intuitive et des outils nombreux. Aucun autre système ne gère les workflows de couleurs aussi bien que Baselight, et aucun n’offre la même qualité !
M. : Et le travail en HDR ?
A. R. : Pour « Café Society », nous avons réalisé tout le DI dans l’espace X’Y’Z’. Lorsque nous avons commencé à travailler sur une version Rec. 709 pour la télévision, nous avons simplement activé la fonction de transformation BT.1886 et, il me semble, augmenté le rouge d’un demi-point. C’était virtuellement le seul changement. Ensuite, nous avons effectué une transformation en PQ pour le format HDR, et ici encore le résultat correspondait vraiment à ce dont nous avions besoin. Il a évidemment fallu faire ensuite quelques ajustements pour tirer parti de l’importante gamme de contraste permise par la HDR, mais notre point de départ était tout de même proche de la version HD, avec une gamme dynamique étendue : ce niveau de gestion des couleurs est tout simplement sans égal !
C’est très important pour moi en tant qu’étalonneur, puisque je peux montrer au client l’apparence finale des différentes versions du film, du DI au format Rec. 709 en passant par la HDR ou un fichier QuickTime sur un ordinateur portable. On peut passer d’une pièce à l’autre, et le client sait que ses décisions créatives seront transférées avec fidélité d’un format à l’autre.
M. : Comment Baselight a-t-il renforcé votre productivité et votre créativité ?
A. R. : Baselight m’apporte la flexibilité et les outils qui me permettent d’être aussi créatif que je le souhaite. Les clients voient que je peux facilement concrétiser leurs demandes avec Baselight, et ils apprécient la rapidité d’utilisation du panneau Blackboard, qui est agencé de manière très intuitive. Les clients peuvent également demander un résultat très saturé, avec des couleurs très spécifiques, et les outils de masquage de Baselight me permettent de mettre en valeur des éléments précis sans devoir faire toute la rotoscopie. Les outils de manipulation des couleurs sont inégalables.
M. : En dehors de « Café Society », comment caractériseriez-vous habituellement la relation entre le réalisateur, le directeur photo et vous-même ?
A. R. : C’est comme pour toute activité : l’approche à adopter est fixée par le client, qui a souvent un objectif et des attentes spécifiques. C’est de lui que viennent les idées et l’histoire, et mon degré d’implication dépend donc de lui. La première chose que je fais, c’est demander au client de quoi parle son film : un résumé de l’histoire en une seule phrase. À partir de là, je peux organiser mon intervention, par exemple pour la gestion des émotions dans les scènes. C’est le point de départ de la collaboration, et nous parlons ensuite objectifs et méthodes. Ainsi, je peux savoir de quels outils j’aurai besoin, par exemple pour créer une atmosphère générale ou pour manipuler des formes spécifiques dans le film à l’aide de découpages, de masques ou de diffusions pour mettre certains éléments en valeur.
M. : À votre avis, quel est le rôle de l’étalonneur aujourd’hui et comment a-t-il évolué au fil des ans ?
A. R. : Le rôle de l’étalonneur a évolué, notamment pour les longs métrages, puisque nous commençons à travailler de plus en plus tôt dans la chaîne de création. Nous disposons d’outils qui nous permettent de restaurer des séquences qui pourraient poser problème au client. Puisque nous pouvons concrétiser les moindres désirs du client, celui-ci nous propose souvent de nouvelles idées.
Par exemple, pour « Café Society », Vittorio voulait une scène éclairée à la lueur d’une bougie : nous avons donc discuté ensemble des possibilités avant même de commencer à tourner, par exemple en termes de bruit. En impliquant l’étalonneur à un stade plus précoce, le client peut accomplir plus de travail. On pourrait dire qu’il tient la barre du navire pendant que nous sommes à la salle des machines.
M. : Quels sont vos conseils pour quelqu’un qui voudrait se lancer dans une carrière d’étalonneur ?
A. R. : Faites plutôt de la finance ! Plus sérieusement, je conseillerais à ceux qui ont un côté créatif de trouver un environnement où ils auront l’occasion de suivre leur instinct. Renseignez-vous également sur l’histoire de l’art et la photographie ! Je suis toujours à la recherche d’inspiration pour trouver un nouveau look. Un client peut situer son film dans une période historique précise, et vous pouvez donc vous inspirer de photos ou d’œuvres de cette époque pour avoir une idée de ce qu’il a en tête.
M. : Quels sont vos prochains projets ?
A. R. : Eh bien, Woody Allen va bientôt commencer la production de son prochain film…
* Article paru pour la première fois dans Mediakwest #19, p.78-80. Abonnez-vous à Mediakwest (5 nos/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur totalité.