Emma Mahoudeau-Deleva : Quelle est l’histoire, et la situation économique du e-sport en France ?
Axelle Lemaire : L’e-sport est une pratique qui est bien ancrée dans notre pays depuis de nombreuses années, même si elle rencontre encore bien trop souvent d’obstacles, notamment via les pouvoirs publics. En France, il n’y a pas moins de 34,6 millions de joueurs, et de toutes les générations. Les compétitions de e-sport représentent aujourd’hui 850 000 pratiquants en France et réunissent 4 millions de spectateurs. Il s’agit d’un véritable phénomène culturel, avec ses codes, son langage. Une communauté entière est investie. C’est un secteur économique florissant pour notre pays. Il représente un marché mondial de 600 millions de dollars par an et un taux de croissance annuel de l’ordre de 30 %. Aujourd’hui, le marché du jeu vidéo en France représente 2,7 milliards d’euros, soit le septième marché mondial, avec une croissance de près de 4 % par an. Et je suis persuadée que ce secteur va continuer de croître comme le montre l’investissement récent de 135 millions de dollars dans l’e-sport par la société chinoise AliBaba.
E. M-D. : Les chaînes de TV, telles que TF1, ont déclaré qu’elles allaient organiser et diffuser des compétitions d’e-sport, comment les droits de diffusion vont-ils être définis et monétisés ?
A. L. : Le récent partenariat signé entre Canal + et l’Electronic Sports League renforce cette perspective. Les compétitions d’e-sport vont, dans les prochains mois, devenir des programmes à part entière des chaînes de télévision. Cela augmentera leur audience, déjà très importante sur Internet, leur reconnaissance, leur notoriété et leur capacité à se financer. Pour ce qui est de la monétisation, France Esport, qui rassemble les acteurs du secteur (éditeurs, organisateurs, joueurs, diffuseurs, etc.), travaille actuellement sur le sujet pour structurer les relations entre éditeurs, équipes et chaînes. À ce stade, le gouvernement n’a pas vocation à intervenir dans des accords qui sont d’abord contractuels.
E. M-D. : Vous indiquez que l’e-sport pourrait intégrer des grands rendez-vous tels que les Jeux olympiques, quels en sont les freins actuellement ?
A. L. : Là encore, le rôle des acteurs de l’e-sport est central. Il n’y a à priori aucun frein réglementaire, mais plutôt un frein de légitimité pour cette discipline dont la reconnaissance médiatique est assez récente et les acteurs encore assez éloignés du monde du sport. Il leur revient donc de militer auprès d’autres organisateurs d’événements pour les intégrer. Grâce à la loi pour une République numérique, la France reconnaît pleinement leur existence et leur légitimité ; c’est le cas également dans d’autres pays comme la Corée du Sud. Au niveau international, et dans le cas spécifique des Jeux olympiques, plusieurs étapes importantes et complexes restent à franchir : création d’une fédération internationale, par exemple autour de l’IeSF (International e-Sport Federation), intégration au sein de l’Union des Fédérations internationales de sport (SportAccord), reconnaissance comme discipline olympique par le CIO. L’IeSF a déjà candidaté auprès du CIO et de SportAccord et une réponse est attendue d’ici à la fin de l’année. Elle a aussi établi des partenariats avec l’Agence mondiale antidopage et l’Association internationale des Fédérations d’athlétisme (IAAF). Les choses avancent, mais le chemin est encore long.
E. M-D. : Pensez-vous que, comme en Corée du Sud, cette pratique peut devenir populaire et aspirer à être soutenue financièrement par les pouvoirs publics (nationaux et locaux), via par exemple la création d’arènes fixes en région et des soutiens financiers aux e-athlètes ?
A. L. : Les pouvoirs publics soutiennent déjà l’organisation de compétitions locales et régionales, souvent amateurs, au travers notamment de prêts de locaux et de matériel. L’État et les collectivités territoriales continueront d’accompagner le développement de cette activité et de travailler avec les représentants du secteur à l’identification de besoins et d’actions communes possibles. Au-delà des événements eux-mêmes, c’est la reconnaissance des joueurs qui importe. C’est pourquoi nous travaillons actuellement à créer les conditions du développement d’une pratique professionnelle. Cela englobe des thématiques aussi variées que la question du statut des joueurs, de leur rémunération ou des visas pour les joueurs étrangers. À partir de cette étape, des équipes professionnelles pourront se constituer et entraîner le développement d’une économie autour de cette activité.
E. M-D. : À l’image des sports « classiques », comment pensez-vous que les sponsorings puissent être encadrés ?
A. L. : Les compétitions d’e-sport doivent être accompagnées juridiquement pour garantir leur pérennité et permettre l’arrivée de nouvelles ressources comme le sponsoring. Nous avons identifié qu’il faudra permettre au CSA de délibérer sur les conditions dans lesquelles la diffusion d’une compétition de jeux vidéo ne constitue pas une publicité dissimulée de par la mention du jeu utilisé comme support ou du fait de l’apparition de sponsors de la compétition et des équipes. Il conviendra également de connaître la position du CSA quant aux conditions de diffusion des compétitions, notamment des horaires de diffusion en fonction de leur classification PEGI.
E. M-D. : Dans ces tournois, les compétitions s’appuient sur des jeux dont les droits appartiennent à leurs éditeurs, comment celles-ci peuvent-elles entrer dans un cadre juridique transparent ?
A. L. : Le statut du jeu vidéo au regard du droit d’auteur est consacré par une jurisprudence de plus en plus étoffée, notamment l’arrêt Cryo ou, plus récemment, l’arrêt Raynal contre Atari. Les relations entre organisateurs de compétitions et éditeurs de jeux vidéo doivent s’inscrire dans le respect de cette jurisprudence et de l’encadrement réglementaire du droit d’auteur. Une fois ce cadre posé, les relations entre éditeurs et organisateurs de compétitions sont d’ordre contractuel et il convient à ces acteurs de définir, de pair à pair, les règles de cession de droits et de partage des revenus. À ce stade de développement du secteur, il serait prématuré d’envisager une intervention plus directe de l’État (par le biais d’un médiateur ou de la réglementation), mais le ministère restera bien entendu très attentif à l’évolution des relations entre éditeurs et organisateurs.
E. M-D. : Comment ces compétitions sont-elles considérées dans les autres pays ?
A. L. : À notre connaissance, l’e-sport ne bénéficie de statut officiel que dans très peu de pays. En Corée du Sud, l’e-sport est reconnu par le ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme. Aux États-Unis, les joueurs professionnels peuvent obtenir un statut d’athlète professionnel, ce qui leur donne accès au visa P-1. Enfin, en Russie, le gouvernement a inscrit le 17 juin dernier, l’e-sport au registre des sports, ce qui permet au ministère des Sports d’organiser des compétitions sportives ou de décerner à des e-sportifs des titres honorifiques tels que « Maître ès Sports de la Russie ». Dans la grande majorité des autres pays, notamment européens, l’e-sport ne bénéficie pas encore de statut officiel, même si certains, comme le Royaume-Uni, souhaitent avancer sur ce sujet.
E. M-D. : Seront-elles catégorisées comme des événements sportifs ou des programmes de divertissement ?
A. L. : L’objectif est qu’elles soient à terme assimilées à de véritables événements sportifs.
E. M-D. : Parallèlement à la reconnaissance de l’e-sport, comment voyez-vous les révolutions technologiques des réalités virtuelle et augmentée, notamment en France ?
A. L. : Nous ne sommes qu’au début des applications et usages permis par la réalité virtuelle et de la réalité augmentée : qui aurait cru que le premier usage massif de la réalité augmentée serait un jeu à base de Pokemon ? La réalité virtuelle et la réalité augmentée se sont implantées en France il y a déjà de nombreuses années. Selon une étude de Strategy Analytics, 2016 sera une année charnière pour le marché de la réalité virtuelle qui devrait s’élever à 895 millions de dollars pour 1,17 million d’unités vendues. Cette même étude révèle que 77 % du marché en valeur sera dominé par Oculus Rift de Facebook, HTC Vive et Sony Playstation VR. La banque d’investissement Goldman Sachs prévoit également que le marché de la réalité virtuelle et augmentée représentera 80 milliards de dollars en 2025. Cela représente la taille actuelle du marché des ordinateurs de bureau. Il faut soutenir fortement nos start-ups et nos chercheurs pour continuer à développer ce secteur.
E. M-D. : Comment allez-vous soutenir le développement de ces sociétés spécialisées en réalité virtuelle et en réalité augmentée en France ?
A. L. : L’État soutient déjà le développement de sociétés dans le domaine de la réalité virtuelle et augmentée. Côté technologies et services, la réalité augmentée fait partie des dix solutions de la Nouvelle France Industrielle et bénéficie à ce titre, de nombreux dispositifs de soutien de l’État en faveur de la recherche, du développement et de l’innovation. Il s’agit tout à la fois de dispositifs généralistes comme le Fonds unique interministériel, mais aussi d’appels à projets plus ciblés comme les appels Grands Défis du Numérique et Concours d’Innovation Numérique du Programme d’Investissements d’Avenir, où les réalités augmentée et virtuelle figurent nommément parmi les thématiques et technologies ciblées. Plusieurs projets ont déjà bénéficié de tels financements pour une aide totale d’environ 40 millions d’euros en 7 ans. L’action publique en la matière se traduit également par le soutien à des structures spécialisées comme la Laval Virtual University, ou plus transversales comme les pôles de compétitivité travaillant sur ces thématiques (Cap Digital, Imaginove, Images et Réseaux).
En tant que priorité industrielle, la réalité augmentée, et, par proximité technologique, la réalité virtuelle, bénéficient aussi des dispositifs de financement de Bpifrance, ainsi que des soutiens généralistes, comme le statut Jeune Entreprise Innovante ou du crédit d’impôt recherche/innovation. Enfin, le ministère de la Culture, par le biais du CNC, soutient la production de contenus pour la réalité virtuelle, grâce à l’appel Nouveaux Médias et à l’appel Nouvelles Technologies en Production, ainsi que des projets R&D, avec l’appel Recherche et Innovation en Audiovisuel et Multimédia (RIAM).
E. M-D. : Comment voyez-vous à l’avenir le développement de ces marchés en termes de formation et de bassins d’emploi ?
A. L. : Les écoles d’ingénieur (ENSAM, Centrale) et de création (ENJMIN, Gobelins) se sont déjà saisies de la réalité virtuelle et augmentée et proposent des formations spécialisées dans le domaine. Celui-ci fait également l’objet de travaux de recherche appliquée, par exemple au CEA List. La France dispose et disposera donc de nombreuses compétences, à la fois techniques et artistiques, dans ces deux domaines. En termes de bassins d’emploi, les pôles qui se dessinent actuellement sont centrés autour de Paris, de Rennes-Laval, de Lyon ou de Montpellier. On pourrait également citer le pôle de création autour des industries de l’image d’Angoulême. Ceux-ci bénéficient de la présence de formations techniques et artistiques réputées, mais aussi de structures de soutien à l’innovation (pôles de compétitivité, métropole et réseaux thématiques French Tech).
E. M-D. : Selon vous, quelles sont les voies royales que devront emprunter la réalité virtuelle et la réalité augmentée, hors jeux vidéo ?
A. L. : La réalité virtuelle inspire déjà beaucoup de créateurs dans le domaine du cinéma et de l’audiovisuel, comme en témoigne le nombre de projets déposés au CNC. Elle a le potentiel pour devenir un medium à part entière, à mi-chemin entre une expérience cinématographique et une expérience vidéo-ludique, empruntant aux codes narratifs et interactifs de ces deux autres médias. La réalité virtuelle possède également un fort potentiel en termes de formation ; elle permet de mettre les élèves dans des situations qu’il serait difficile de reproduire dans la vraie vie (chirurgie, intervention en milieu hostile, etc.). Enfin, son potentiel immersif commence à être utilisé dans un cadre thérapeutique (psychothérapie, rééducation physique), même s’il est encore trop tôt pour déterminer son efficacité réelle.
Le potentiel de la réalité augmentée est extrêmement vaste ; elle peut être utile dans toute situation où l’affichage contextuel d’informations peut appuyer et faciliter l’activité humaine : navigation urbaine, shopping, tourisme, maintenance industrielle, sécurité, etc. Comme la réalité virtuelle, elle peut aussi contribuer à créer des expériences nouvelles qui sont, cette fois, intégrées dans la réalité (activités ludiques augmentées, par exemple).
E. M-D. : Pensez-vous que ces technologies vont entrer dans la vie quotidienne de chacun ?
A. L. : Le défi de la réalité augmentée est principalement technologique, les usages potentiels ont déjà maintes fois été imaginés, voire montrés dans des œuvres de fiction : développement d’un terminal facile d’usage (lunettes, lentilles) avec des systèmes de projection d’images à haute définition et confortables, amélioration des technologies d’analyse d’image et de recalage entre les images projetées et la réalité, systèmes de géolocalisation ultra-précis, réactivité par rapport à des environnements qui peuvent changer très rapidement (pour la conduite automobile par exemple), etc. Un autre défi est celui de l’acceptabilité sociale, comme l’a montré l’expérience des Google Glass. C’est une démarche progressive et je pense que des applications ou des jeux comme Pokemon Go vont beaucoup contribuer à améliorer la perception et la maîtrise de cette technologie par les utilisateurs.
Pour la réalité virtuelle, il faudra faire face à plusieurs défis pour dépasser le marché des enthousiastes et entrer dans la vie quotidienne de chacun. Un défi de facilité d’usage, tout d’abord. Les expériences les plus poussées nécessitent encore l’utilisation d’un ordinateur puissant et un raccordement câblé qui entrave le mouvement de l’utilisateur. En outre, le lancement d’une session exige souvent une préparation longue nécessitant de nombreuses étapes techniques, susceptibles de décourager l’utilisateur. À ce titre, la solution mobile pourrait à terme être viable pour des expériences haute-définition. De manière connexe, le coût de la technologie sera bien sûr un élément déterminant de l’adoption large de la réalité virtuelle.
Un défi de fidélité ensuite. Si la fidélité visuelle et sonore s’est grandement améliorée avec les derniers équipements, un gros obstacle subsiste avec la question des interactions physiques avec l’environnement et des retours haptiques, ainsi que le mouvement de l’utilisateur. La détection des mouvements à l’échelle de la pièce souligne déjà la différence d’immersion entre une expérience statique et une expérience où mouvements réels et virtuels sont identiques. Ce défi est directement lié aussi à un défi physiologique, à savoir la capacité de la réalité virtuelle à fournir des expériences de longue durée confortables aux utilisateurs.
Enfin, un défi de design. Pour être vraiment convaincantes, les expériences de réalité virtuelle ne peuvent être la traduction directe de jeux vidéo ou de films traditionnels et doivent développer leurs propres codes.
E. M-D. : Quelle est la place de la France dans ces révolutions ? Est-elle équipée pour faire face à la concurrence mondiale ?
A. L. : La France possède de nombreuses entreprises de grande qualité et de compétences indéniables dans le domaine de la réalité augmentée et de la réalité virtuelle, bien sûr, mais aussi des supports et terminaux (Laster, Optinvent, Archos, Homido, etc.), des technologies logicielles (Diota, Immersion, Total Immersion, Dassault, Thalès) ou des contenus (Ubisoft, Parallel Studio, Red Corner, Agharta, Black Euphoria).
Cependant, la concurrence s’annonce rude, les grands groupes de l’internet américain ont investi de fortes sommes dans ces domaines. Le rachat d’Oculus à 2 milliards de dollars est emblématique de l’intérêt de ces puissants acteurs. La filière, qui est pour l’instant essentiellement constituée de petites entreprises de haute technologie devra se structurer, grâce à des collaborations partenariales ou des rapprochements. En particulier, à l’image de Starbreeze ou d’Asobo, les entreprises françaises, en particulier technologiques, devront trouver de grands partenaires industriels, soit pour l’industrialisation de leur technologie, soit en tant que clients en B2B. Un signe encourageant est l’implication croissante de grands groupes français dans ces technologies (Airbus, Renault, Enedis, etc.) qui ont compris l’intérêt de ces produits pour leurs métiers et peuvent servir d’accélérateurs de croissance pour ces sociétés de haute technologie. L’autre enjeu est bien entendu que ces sociétés trouvent les financements dont elles ont besoin pour croître et atteindre des marchés mondiaux. L’État, à travers ses appels à projet et les financements de Bpifrance, joue bien évidemment un rôle stratégique dans cet accompagnement.
* Article paru pour la première fois dans Mediakwest #19, p.34-36. Abonnez-vous à Mediakwest (5 nos/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur totalité.