Pouvez-vous nous parler du concept de la série « Skam » ?
« Skam » est une série norvégienne qui dépeint un groupe d’adolescents dans leur vie scolaire, leurs émois sentimentaux et leurs loisirs au quotidien. Les Norvégiens ont vendu le concept à de nombreuses chaînes de télévision dans le monde. France Télévisions a acheté les droits pour la France. La série est diffusée en linéaire sur France 4. Sinon, en digital, le principe de diffusion est un peu particulier puisque ce sont de petites séquences de cinq minutes, diffusées quotidiennement plaçant l’action en temps réel. Cette diffusion se fait via la plate-forme de France Télévisions, Slash tv et sur la chaîne YouTube de Slash tv.
Si les protagonistes de la série ont cours à 8 h 30 du matin et si le mardi soir ils se retrouvent pour boire un coup, c’est diffusé à 8 h 30 et le mardi à 18 h 00. D’ailleurs le public ne sait pas à quel moment sera diffusée la prochaine séquence. Donc cela crée une attente. Il faut s’abonner à la chaîne YouTube pour recevoir les notifications. L’épisode est diffusé de cette façon tout au long de la semaine et se conclut par une rediffusion complète le vendredi soir.
On fabrique vraiment en pensant aux différents supports de diffusion. Notre espace de calibration est, bien entendu, le Rec 709. Nous fabriquons des Pad TV pour France 4 et nous vérifions ensuite les images autant sur les écrans TV sur que sur les écrans d’ordinateur, des tablettes et téléphones, qu’ils soient LCD ou Oled. On essaie d’optimiser notre étalonnage pour qu’il soit rendu le plus fidèlement possible sur tous ces types d’écrans en étant notamment très vigilants sur nos niveaux de noirs.
Vous avez tourné la saison 3 et la saison 4 en même temps ?
Un épisode fait 22 minutes, et il est découpé en petites séquences de quelques minutes diffusées tout au long de la semaine. Les saisons 1 et 2 ont été tournées en 2017, diffusées de février à juin 2018. Nous avons tourné les saisons 3 et 4 d’octobre à début décembre 2018 et la diffusion a lieu du 19 janvier jusqu’au mois de juin 2019. La diffusion a commencé sur les premiers épisodes, et nous sommes encore en train d’étalonner les épisodes de la saison 4.
Les saisons 1 et 2 correspondaient au scénario exact de la version norvégienne. Les saisons 3 et 4 ne conservent que 50 % du scénario original. Il y a une énorme interaction avec les réseaux sociaux, et les fans ont envie de voir les personnages vivre des histoires un peu différentes. Donc cette année, il y a eu une plus grande liberté de ton sur les saisons 3 et 4 en sachant qu’en Norvège ils ont tourné quatre saisons et que la France est la première à adapter les quatre saisons.
Dans « Skam », le principe c’est que chaque saison suit un personnage différent autour d’une histoire d’amour. Dans la saison 3 on suit l’histoire de Lucas qui découvre son homosexualité. Ce qui est bien fait, c’est que ce n’est pas du tout des clichés, c’est une histoire d’amour. La saison 4 se développe autour d’Imane qui est musulmane, pratiquante et qui essaie de concilier la religion avec une histoire d’amour.
À la fin de chaque saison, une articulation montre qu’on va aller vers tel ou tel personnage à la saison prochaine, un ou deux épisodes avant la fin. Autre élément original, tous les personnages ont des comptes Instagram ; par exemple, si un personnage crée une story, une société (Bigger Than Fiction) gère son compte et fait une diffusion en temps réel de ses images vidéo – complétant ainsi la fiction pendant la diffusion des épisodes. Il y a une immersion interactive sur les comptes des acteurs.
Quels ont été les choix techniques et comment cela impacte-t-il l’image ?
Nous avons, avec le réalisateur David Hourrègue, tourné précédemment une série qui s’appelle « Cut », pour France O. Nous avions un rythme de production très dense avec 18 minutes utiles par jour. Les producteurs nous ont proposé « Skam » suite à cette première expérience.
Sur « Cut », nous tournions avec des moyens très légers en Sony FS7 avec des optiques photo. Là, la configuration est différente, le budget un peu plus important nous a permis de tourner les saisons 1 et 2 en Alexa Mini et Zeiss Go T1.3. Pour les saisons 3 et 4, l’intrigue se déroulant beaucoup plus de nuit, nous avions besoin d’une caméra plus sensible et nous souhaitions mettre la barre plus haut. Après de nombreux tests, nous avons donc opté pour la Sony Venice avec des optiques Cooke Panchro/i Classic pour plus de douceur et leur touche vintage.
Nous avons particulièrement été aidés par Next Shot dans ce projet sur la partie caméra et Transpalux pour la lumière et la machinerie. Nous tournions avec deux caméras en permanence à l’épaule, équipées d’Easy Rig. L’équipe caméra était constituée de deux pointeurs, d’un second assistant caméra et d’une stagiaire. Nous enregistrions sur carte SxS et vu notre cadence et le volume de rushs quotidien, nous ne faisions pas de back up sur le plateau, nous donnions les cartes le soir même au laboratoire, ce qui permettait de soulager le travail des assistants.
En termes d’optiques, je cherchais un rendu doux pour tous les visages de nos ados, avec une touche un peu vintage, comme ce que j’avais avec les Zeiss GO. Après une série de tests comparatifs, je me suis rendu compte que les Cooke S2/S3 convenaient bien au look que je recherchais. Ce n’est pas facile de trouver deux séries Cooke S2/S3 identiques chez les loueurs, il y a souvent des disparités colorimétriques dans ces vieilles séries mélangées au fil des années, également des différences de carrossage. Didier Grézes chez Next Shot m’a alors suggéré d’utiliser la nouvelle série Cooke Panchro/i Classic. Elles ont la même formulation optique que les Cooke S2/S3, mais avec le carrossage moderne des Cooke S4 et sans disparité de couleur entre les différentes focales. La Sony Venice et les Cooke ont formé un couple parfait. C’est la recherche permanente qu’on a avec les capteurs très définis, trouver un moyen de les adoucir !
Next Shot voulait acquérir des optiques au rendu vintage dans son parc de matériel. Donc, ils ont acheté cette série, et comme nous tournions à deux caméras, et que notre volonté était de tourner en focales fixes uniquement, ils ont sous-loué une deuxième série chez Emit. Nous sommes partis avec deux séries fixes (18, 25, 32, 40, 50, 75 et 100). Nous ne systématisions pas l’utilisation en double des mêmes optiques, notamment les courtes focales. Nous les utilisions en double du 32 au 100.
Le couple Venice et Panchro fonctionne parfaitement. Ce qui est génial avec la Venice c’est son superbe rendu des couleurs et sa très grande sensibilité. J’ai fait des tests entre Alexa Mini et Sony Venice, et les différences en basses lumières sont saisissantes. La saturation en pied de courbe est énorme. Habituellement en pied et en haut de courbe les couleurs se délavent. Alors que là, même dans l’extrémité de la courbe, il y a du détail, de la texture. Il est plus simple de retirer trop de saturation, que l’inverse. Nous avons envie de couleur !
Le personnage de Lucas, qui est au centre de la saison 3, et celui d’Imane dans la saison 4, sont tous deux gagnés par l’isolement et la solitude. J’ai proposé à David d’opter pour une cinématographie plein format et d’exploiter la profondeur de champ réduite qui la caractérise à des moments précis, afin d’accentuer le sentiment de solitude.
Et pour la lumière ?
Nous sommes sur du champ contre champ tout le temps, puisque nous filmons à deux caméras. Forcément, cela a un impact sur la lumière. Il faut trouver des astuces pour que ce soit sympa visuellement et ne pas se gêner entre cadreurs ! Il faut installer très vite et être très, très réactif.
Cela veut dire énormément de leds sur batteries. Nous avons tourné énormément de nuit. Et vu notre rythme de tournage, ça veut dire tourner le plus possible avec l’éclairage urbain. Bien que le rendu du sodium soit assez agréable avec la Venice, nous voulions vraiment éviter au maximum sa présence, en termes de couleur, quand c’était possible. On a donc repéré des rues, des lieux visuellement intéressants où les éclairages urbains ont été changés, donc tous éclairés avec de la led. On a eu quelques décors cette année où il a fallu tout ré-éclairer.
Nous avons tourné sur la Petite Ceinture à Paris dans le 16e, et là il nous a fallu un groupe électrogène et des renforts de personnel électrique et machinerie, ce qui dans notre économie est exceptionnel. Comme nous ne voulions pas du sodium, on a même fait couper de nombreux lampadaires. Le décor était immense, près de 300 mètres de long, et nous ne disposions que de cinq heures pour l’éclairer.
J’ai positionné un Arri Skypanel tous les 30 mètres, entièrement sur DMX avec une gélatine en preset que j’aime beaucoup : le Moonlight White, sur une base 5600K, à la hauteur maximale des supports ; ils étaient tous placés sur un même côté de la rue afin d’éclairer la voie par en dessous au travers des arbres. Les acteurs déambulant le long des rails ne recevaient qu’une très faible quantité de lumière. L’un des acteurs portait une lampe en tant qu’accessoire et l’autre avait un téléphone. Nous avons allumé la lampe torche du téléphone et leur avons demandé d’éclairer un réflecteur blanc situé juste derrière la caméra pour donner l’illusion qu’ils étaient éclairés par le rebond des faisceaux des lampes torches uniquement.
Grâce au Cooke T2.2 et à la Sony Venice sensibles jusqu’à 8 000 Iso, nous avons obtenu le rendu recherché. Cette combinaison nous a permis de créer de nouvelles manières d’éclairer les scènes et a offert au réalisateur davantage de liberté avec un équipement réduit, ce qui est un immense avantage sur ce genre de série TV.
J’utilise beaucoup des découpes led bicolore, et des panneaux led ; cela est adapté et nous travaillons très vite. La caméra est sensible, les optiques sont douces (pas besoin de filtrer). Les assistants caméras m’ont confirmé que l’accessoirisation de la caméra était un bonheur. Sony a tout compris.
Et là on a pu utiliser la caméra au maximum, on l’a poussée dans ses retranchements. La sensibilité élevée de la Sony Venice s’est avérée idéale pour les nombreuses scènes de nuit que nous avons réalisées, et elle nous a également permis de filmer en S35 ou en plein format. Nous avons tourné la saison 3 principalement en S35, en passant en plein format lors de certaines séquences « solitaires » spécifiques, tandis que près des trois quarts de la saison 4 ont été tournés en plein format.
Que donne la Venice dans les basses lumières ?
Les performances en basses lumières sont vraiment impressionnantes. Il existe deux Iso de base : 500 et 2 500. La répartition de la dynamique de la caméra est optimisée pour ces deux Iso. Il existe néanmoins une petite subtilité : en XAVC I 4:2:2, quand on utilise un autre Iso que l’un des deux Iso de base, c’est en fait une métadonnée. Si vous êtes à 1 000 Iso en base 500, la caméra affiche bien l’image à 1 000 Iso sur les moniteurs, mais elle enregistre en interne à 500 Iso. Idem en mode 2 500. Vous affichez par exemple 8 000 Iso, mais vous enregistrez à 2 500. Idem si vous êtes à 1 000 en base 2 500 elle enregistrera à 2 500.
Ce qui est perturbant, c’est que, contrairement à Sony Raw Viewer (très utile pour vérifier les rushes), Davinci Resolve ne reconnaît pas pour l’instant les métadonnées. Donc vous récupérez une image sous-exposée ou surexposée selon la métadonnée. Ça donne du travail supplémentaire en étalonnage pour simplement harmoniser une séquence. Donc pour simplifier, je me suis astreint à utiliser uniquement les Iso 500 et 2 500 un peu comme si j’avais deux « émulsions » différentes.
J’ai parlé de ce point lors d’une interview avec Emmanuel Pampuri sur le stand de Sony au Satis cette année. Sony m’a confirmé que de leur côté le travail est fait. D’ailleurs, lorsqu’on ouvre un clip dans Sony Raw Viewer, la métadonnée apparaît bien. On retrouve un Iso de base et un Iso utilisateur. Il ne reste plus qu’à attendre la prochaine mise à jour de DaVinci Resolve ! Selon moi, le seul avantage à gérer l’amplification du signal en postproduction est que nous gérons mieux nous-mêmes le débruitage pour les Iso élevés.
Nous avons six semaines d’étalonnage pour les deux saisons. Un jour et demi par épisode. L’étalonnage prend une journée, une relecture de deux heures, et ensuite avec le réalisateur on revoit tout.
Vous avez tourné en 4K ?
En fait, l’enregistrement est en 3,8K UHD. Ce qui est bien, c’est que la caméra n’enregistre plus en 2K, cela envoie un message assez fort. Enregistrons sur des négatifs 4K à présent. Les chaînes commencent à demander des PAD en 4K et des négatifs 4K. Surtout le tournage 4K permet de zoomer dans l’image jusqu’à 150 %. Lorsque c’est recadré dans le centre de l’optique, en plein jour avec le bon diaphragme, cela ne se voit pas dans le cadre d’une diffusion TV.
Au départ, mon idée était de tourner certains plans en plein format, pour, comme je l’ai évoqué précédemment, marquer l’isolement des comédiens à des moments précis du scénario. J’ai donc demandé à Next Shot s’il était possible d’avoir une ou deux focales couvrant le plein format. Cela alourdissait le budget. Et puis lors de nos tests nous nous sommes rendu compte que certaines focales des Cooke Panchro/i Classic pouvaient couvrir la totalité du capteur plein format. Le 50 mm avec un léger vignetage et ensuite le 75 et le 100 mm. Le 50 mm Full Frame devenant un équivalent de 35 mm en S35, assez pour beaucoup de nos plans larges sur « Skam ».
En XAVC I, la caméra fait un scan du capteur en 6K et le downscale en 4K pour l’enregistrement, donc en termes de stockage ce n’est pas plus lourd dans ce mode. Les artefacts de bruits sont plus petits, on peut donc « tirer » un peu plus sur les noirs. Et puis l’image issue du scan 6K paraît encore plus définie. Il est donc possible de réaliser des recadrages très importants si nécessaire. Je ne dis pas que cela doit devenir la norme bien sûr, car je suis partisan de tout faire au tournage et que tous les choix de cadres soient évidemment discutés sur le plateau. Mais dans la rythmique de « Skam », ça nous a permis une souplesse en postproduction très appréciable.
J’ai autorisé, à la base, les monteurs à réaliser des zooms allant jusqu’à 150 %. Au delà, ça dépendait du plan, du diaph et de la zone choisie de l’image pour le recadrage. Pour des raisons techniques, un ou deux plans ont pu être zoomés jusqu’à 230 %. Après débruitage, ces plans s’intègrent très bien au montage. Encore une fois, je parle ici du cadre technique de la diffusion TV.
Je pense que pour une diffusion HD il est intéressant d’avoir une captation 4K. Avec ce raisonnement, il est tout aussi intéressant de capter en 8K pour une diffusion 4K ! Il ne s’agit pas d’une guerre de pixels, mais cette jauge de pixels en plus permet de pouvoir recadrer, de stabiliser, d’échapper des objets gênants en amorce. Sur un rythme de tournage comme « Skam », c’est vraiment essentiel d’avoir cette souplesse. Sur d’autres projets, je ne permettrais sans doute pas autant de recadrages.
Sur « Skam », tout est en décor naturel et nous tournons 15 minutes utiles par jour en moyenne. Nous travaillons avec moins de moyens. Cette caméra nous a permis d’avoir l’image souhaitée, une richesse des couleurs, une grande sensibilité, et aussi de rattraper des choses ; on se sert des outils quelle offre pour gagner du temps. Cela nous permet de tenir nos intentions artistiques malgré une cadence très élevée. Nous nous efforçons de faire avec un budget moindre comme sur une fiction classique. Je ne dis pas que tous les projets doivent être tournés de cette manière, je dirais que ces nouveaux outils permettent de s’adapter au mieux à cette économie de série digitale jeunesse.
Article paru pour la première fois dans Mediakwest #31, p.44/46. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.