Mediakwest : En ces temps de confinement, je vous propose de faire un tour sur l’humain, le social, la technologie, vos nouvelles méthodologies…
Jean-Yves Meilland : De manière factuelle et depuis quelques années maintenant, nous avons arrêté les plateaux (cédés à AMP Visual TV, ndlr), pour recentrer notre activité en France essentiellement sur le sport et la captation de spectacles. Nous sommes donc totalement à l’arrêt ! Les événements n’ayant plus lieu, par voie de conséquence on ne les filme plus ! On peut classer ces événements en deux catégories : ceux qui sont reportés ou suspendus, la Ligue 1 par exemple, et ceux qui sont purement et simplement annulés, comme le Grand Prix de Monaco 2020.
Sur le plan social, la conséquence est une mise à l’arrêt, une mise en chômage partiel de la majorité du personnel de l’entreprise, composée essentiellement d’exploitants. Cette mise en arrêt partiel de l’activité correspond juste à la réalité. J’ai demandé à chaque manager de regarder qui, dans son équipe, pouvait faire du télétravail et dont la tâche s’y prêtait. Certaines fonctions support et les équipes commerciales peuvent continuer à travailler à distance, comme à la réponse d’appel d’offres par exemple, mais d’une nouvelle manière. Nous allons bientôt nous retrouver à faire des appels d’offres en visio… et pourquoi pas !
Nous maintenons aussi en activité une petite équipe de techniciens qui œuvrent à la finalisation de nos nouveaux cars qui étaient destinés à l’Euro 2020. Lesquels, bien évidemment, seront terminés plus tard que prévu puisque nous avons réduit l’équipe, réorganisé le travail en atelier, en particulier celui des câbleurs, autour des nouvelles consignes de sécurité. Les choses se déroulent plutôt bien, nous avons renforcé les mesures de nettoyage, de ménage, avec des distributions de gel hydro-alcoolique. Nos cadres techniques ont pris en main le sujet sur le plan purement technique, mais aussi sur le plan sanitaire. Le délai de finition est allongé, mais de toute façon, hélas, ces cars n’ont plus besoin d’être prêts pour l’Euro, qui est reporté en 2021…
M. : Tout comme les JO…
J-Y. M. : Oui les deux gros événements internationaux de l’été, l’Euro et les JO, sont tous deux reportés d’un an.
M. : Vous avez inauguré officiellement en novembre dernier le Remote Operation Center. Qu’en est-il aujourd’hui ?
J-Y. M. : Nous proposons aujourd’hui cet outil à nos clients. Nous multiplions les contacts en espérant pouvoir remettre cette solution en place de manière sécurisée sur le plan sanitaire et de manière efficace afin de retrouver les programmes. Le sport ne repartira pas tout de suite, il ne sera pas concerné dans l’immédiat par l’outil. Mais nous comptons sur tout ce qui est débats d’actualité, les émissions religieuses, messes et cultes pour lesquels France Télévisions nous a retenus. Pourquoi ne pas organiser ces retransmissions en remote production ? La direction technique d’Euromedia avance sur la multiplicité des solutions et notre service commercial est en lien avec l’ensemble de nos clients pour proposer ces solutions. La remote production peut être une solution de redémarrage partiel d’activité, puisque le gros, c’est évident, restera à l’arrêt jusqu’à la fin de la crise sanitaire.
Nous avons décidé d’investir sur ce sujet auquel nous croyons beaucoup et que nous considérons comme une technologie d’avenir. Par les temps actuels, nous y croyons encore davantage. Cette semaine, nous avons beaucoup réfléchi, en collaboration avec la direction technique, sur les différents modes de connectivité possibles entre les lieux de tournage et chez nous. Nous prenons en compte la dimension sanitaire en étudiant le déroulement d’un process ultra safe, de façon à ce que les personnes qui viennent installer les caméras dans le lieu de tournage respectent tous ces fameux gestes barrière, le nettoyage des outils, etc., visant à sécuriser les choses et à rendre un tournage « sécurisé ».
C’est pourquoi, mine de rien, nous avons lancé cette idée il y a quelques jours en interne. Elle ne s’est pas encore concrétisée auprès de nos clients, parce qu’il nous fallait un peu de temps pour dresser l’inventaire en interne, bien tout imaginer sur le plan technique et sanitaire. Maintenant que nous avons imaginé tout le process, nous commençons à en parler à nos clients. Potentiellement, nous pourrions redémarrer, du moins je l’espère, une partie de notre activité, et du coup remettre nos employés au travail… Ils ne demandent que cela, tout comme moi.
Je suis très attaché au dialogue social dans l’entreprise et, en ce moment, tout se passe particulièrement bien. Nous avons une réunion hebdomadaire avec l’ensemble des élus et des représentants du personnel pour dialoguer, les tenir au courant de l’évolution de la situation. Chacun a bien compris que les mises au chômage partiel étaient en correspondance totale avec notre activité. J’espère pouvoir tous les remettre au travail le plus vite possible. Si nous pouvions recommencer doucement une première activité à travers la remote prod, ce serait bien pour tous.
M. : Comptez-vous un nombre important d’intermittents dans vos équipes ?
J-Y. M. : Les équipes d’Euromedia se composent aujourd’hui de quelque 200 salariés permanents à temps plein. Nous disposons aussi d’une base de 1 500 intermittents et travaillons plus ou moins régulièrement avec la moitié d’entre eux, soit environ 750, et près d’une centaine équivalents temps plein par mois.
Ma vision de l’intermittence est que les intermittents sont des salariés à temps partiel de l’entreprise, ils font partie de nos équipes, c’est ainsi que je les perçois. Nous continuons à communiquer avec eux. Ils sont un peu partout en France, parce que notre activité se répartit sur l’ensemble du territoire, surtout dans les grandes métropoles. Ces intermittents sont, eux aussi, à l’arrêt. Nous étudions comment adapter les fins de contrat de certains par rapport aux dispositifs légaux mis en place. Par exemple, Love Island, un des programmes sur lesquels nous avons collaboré, s’est arrêté en cours de route. Nous le réalisions en Afrique du Sud pour ITV, avec une diffusion prévue sur Amazon. Les équipes, comme toujours, étaient mixtes, constituées de permanents et d’intermittents.
La situation des intermittents est très compliquée. Une partie de notre personnel est beaucoup sur Paris, en province aussi, et partage son temps entre les diverses productions parisiennes, elle est beaucoup en plateau aussi. Beaucoup ont une activité en partie chez nous, dans notre secteur, en partie sur l’événementiel, en partie sur le spectacle. Ceux-là sont touchés de plein fouet parce qu’ils sont à l’arrêt complet. Vous le savez, certains postes sont pratiquement dédiés aux intermittents. J’espère qu’il n’y aura pas trop de dégâts dans cette population. En tout cas, c’est sûr, nous allons également les aider. Notre reprise passe aussi par la reprise de l’activité des intermittents.
Je ne serai pas étonné que, sur le plan social, on redécouvre ce statut trop souvent décrié parce qu’on en a une vision un peu microscopique. J’ai toujours été étonné que certains politiques, ceux qui réclament le plus de flexibilité au travail, soient les plus opposés au statut d’intermittent. Lequel, finalement, est un statut assez moderne et tout du moins ultra-flexible. Sans vouloir faire de politique, je ne serais pas étonné que le statut d’intermittent devienne un objet du débat d’après crise.
M. : Sans faire de pronostics, quelques polémiques ont vu le jour après l’annonce d’une possible organisation du Tour de France 2020 à huis-clos. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
J-Y. M. : Comme prestataire historique du Tour, nous suivons bien entendu tout cela de près. Bruno Gallais, qui est le patron de la HF chez nous, est en permanence en relation avec France Télévisions et avec ASO (Amaury Sport Organisation). Un Tour sans public me paraît improbable, je n’y crois pas trop. J’espère qu’il se tiendra, on parle d’une petite flexibilité dans les dates, avec la possibilité de le décaler un petit peu dans le temps pour garantir sa tenue. Le Tour 2020 serait un événement formidable de sortie de crise, extrêmement populaire, une vraie fête nationale ! Tel est du moins mon souhait, mais il est vrai que nous n’avons pas la main là-dessus.
En matière de sport, il va falloir du temps. Les athlètes vont avoir besoin de se ré-entraîner. Participer au Tour est démentiel sur le plan physique, sportif. On ne peut pas sortir de sa chambre, monter sur son vélo et partir trois semaines faire le Tour de France, cela n’existe pas ! Il faudra une reprise d’entraînement avant, et qui dit reprise d’entraînement suppose sortie de crise sanitaire. Du coup, le Tour se ferait en public ! Peut-être avec des mesures un peu différentes, moins de concentration autour des étapes de l’Alpe d’Huez ou autres, mais sur beaucoup d’étapes ; le public a toujours été assez étiré.
Je crois que si le Tour se tient, ce ne sera pas à huis-clos, les athlètes auront pu s’entraîner au moins quatre semaines avant. Et puis, il convient de savoir qu’avant le Tour, a lieu le Critérium du Dauphiné libéré. Pour avoir un spectacle de qualité, il faudra un vrai rodage.
M. : Imaginons un scénario optimiste : le confinement prend fin dans un mois à un mois et demi, et tout se remet en place. Serez-vous en mesure d’assurer tous les événements d’ici la fin de l’année, autrement dit l’embouteillage sera-t-il ou non jouable ?
J-Y. M. : Nous sommes en relation avec tout un tas d’acteurs et le ministère des Sports. Nous poussons l’idée d’un étalement ou tout du moins d’une concertation sur le calendrier. Nous avons l’habitude et nous nous tenons sur les starting-blocks pour la sortie de crise, en particulier nos équipes de production. Grâce à notre vivier d’intermittents, nous sommes capables de faire grossir nos équipes de manière considérable et de mobiliser beaucoup d’intervenants autour de nos projets. Nos intermittents sont à tous les postes, j’ai parlé tout à l’heure de cadreurs, mais nous comptons aussi des chefs d’équipement intermittents, des ingénieurs du son intermittents. Nous avons une bonne capacité à faire grossir nos équipes.
Après, il est vrai que l’on ne construira pas un car en huit jours ! Néanmoins, chez Euromedia, nous avons aussi la possibilité de faire grossir notre parc à travers les cars-régies du groupe, c’est une souplesse supplémentaire. Il nous arrive d’ailleurs, quand il y a un embouteillage de calendrier, de travailler avec des cars d’une autre filiale, des cars belges, anglais, hollandais ou autres. Le problème aujourd’hui c’est que, se trouvant dans la même situation sanitaire, ils risquent de se retrouver dans le même embouteillage que nous. Le groupe est surtout présent en Angleterre, Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Italie. Mais nous allons réguler et j’espère qu’exceptionnellement nous retrouverons une sorte d’union sacrée autour de la remise en place des calendriers si les championnats doivent se terminer en juin-juillet.
Il est encore réaliste d’imaginer qu’on puisse reprendre les championnats et qu’on soit fin prêts. En foot, il reste une dizaine de journées, c’est jouable. Il y a des histoires de fins de contrat de joueurs fixées au 30 juin, mais j’ai l’impression que leur syndicat est prêt à accepter une prolongation, trouver des accords pour que les joueurs restent encore sous contrat quinze jours ou trois semaines supplémentaires, le temps de terminer les championnats.
Quoi qu’il en soit, de notre côté, nous avons l’habitude, c’est notre job. Tous les week-ends en temps normal, des camions de chez nous partent pour une série de trois enchaînements. Nous avons un savoir-faire sur la gestion logistique des choses et les enchaînements de personnel, une bonne cartographie avec beaucoup de personnel en région. Outre notre manne d’intermittents, certains de nos permanents vivent aussi en province. Je n’ai donc aucune inquiétude quant à notre capacité à tenir le planning.
M. : Auriez-vous un message particulier à faire passer en guise de conclusion ?
J-Y. M. : Mon message est on ne peut plus banal : la santé est prioritaire ! Pas question de prendre ou faire prendre des risques. Plusieurs conjoints de personnes avec qui nous travaillons œuvrent en milieu hospitalier. Nous partageons leur expérience, il ne faut pas le négliger, nous sommes dans une crise très grave. Même en temps normal, je suis très attaché aux problématiques de sécurité sur nos tournages, je porte là-dessus un point d’attention permanent. Là, il prend une plus grande dimension encore. Nous avons certes tous envie de repartir, parce que nous savons que se profile une crise économique grave. Redémarrer une activité, c’est certainement atténuer cette crise. Mais la grande priorité, c’est la santé des gens.
Avec une vision un peu positive, j’ajouterai que, sur le plan humain, les choses vont certainement changer : la vision des intermittents va peut-être changer comme évoqué précédemment, la vision du business en général, voire les relations avec les autres. Je suis assez content de constater qu’au cœur de cette crise, on apprend à travailler différemment. Tous les matins, nous sommes en conférence téléphonique. J’apprécie la solidarité, l’implication des équipes, nos moments de relations humaines sont riches. Et personnellement, j’y suis très attaché. Je fais ce métier, parce que c’est un métier d’équipe, c’est cela qui m’intéresse. Et les temps actuels sont riches sur le plan humain. J’espère simplement que cela ne se « dégonflera » pas après !
BIO
Jean-Yves Meilland, qui a rejoint Euromedia en septembre 2018 comme directeur général, évolue dans le milieu de la production audiovisuelle depuis 1990. Il a notamment participé à des missions de prestations de services audiovisuels (Visual TV, Soft Ads), de host broadcasting (HBS) et de médias (OL TV). En 2004, il a fondé et dirigé la chaîne OL TV, filiale d’OL Groupe, présidé par JeanMichel Aulas. Au sein d’Euromedia, la filiale française d’Euro Media Group, il a pour mission de piloter, poursuivre et développer les activités de la société : captation d’événements, production simplifiée, HF, enrichissement graphique, transmission satellite, ralentis/ultramotion et intégration.
LES CHIFFRES DE LA CRISE SANITAIRE
• 80 % des salariés permanents sont en activité partielle.
• 100 % des prestations en cours reportées ou annulées.
• Euromedia opère en temps normal 700 opérations par an, équivalent à 2 500 jours de prestations par an.
• La perte de CA due aux prestations annulées est estimée à 2 millions d’euros et celle liée aux prestations reportées à 15 millions d’euros.
• Le CA global est de 63 millions d’euros.
Article paru pour la première fois dans Mediakwest #36, p.44/47. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.