Gravity : Alfonso Cuarón et The Framestore s’invitent dans l’espace

 À l'heure où Gravity suscite une curiosité et des recettes croissantes en salles, les professionnels s'interrogent sur la nature exacte de ce spectacle hautement technologique aussi bien à l'écran que dans les efforts absolument inédits de sa mise en scène.
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« Techvis »

Rarement un film aura nécessité une collaboration aussi étroite entre un réalisateur, un chef opérateur et un superviseur des effets visuels. Pour bien comprendre la particularité de cette production, il s’agit d’abord d’accepter que dans ce « survival spatial réaliste », les plans se déroulant dans l’espace sont virtuels à 100 % à l’exception des visages des comédiens et que dans ceux situés dans les quelques décors intérieurs qui ponctuent le film, seuls le corps et le visage des comédiens sont (et encore, pas toujours) authentiques. Les exigences du script et du cinéaste mexicain Alfonso Cuarón réclamaient une représentation exacte de la dynamique physique à gravité zéro, lors de scènes à l’action complexe, en plus d’un photoréalisme, en permanence bluffant, des rendus. Ces exigences imposaient, en plus, un style de mise en scène privilégiant le plan-séquence (17 mn sans coupe lors de la scène d’introduction…) pour souligner l’idée d’une caméra elle-même échappant aux lois de la gravité, donc extrêmement mobile et réactive. La société britannique The Framestore, déjà emmenée par le superviseur Tim Webber et poussée dans ses retranchements lors de séquences marquantes dans le précédant film d’Alfonso Cuarón Les fils de l’homme, s’est associée à The Third Floor, compagnie spécialisée dans la prévisualisation et qui a ouvert, à l’occasion de cette production, un bureau à Londres afin de planifier une méthodologie de tournage absolument inédite.

 

Les plans se déroulant dans l’espace sont virtuels à 100% à l’exception des visages des comédiens.

 

Gravity a fait l’objet de trois « previs ». La première de ces animatiques en trois dimensions tentait de caler un premier projet de mise enscène et proposait une vision globale des éléments visibles à l’écran et des mouvements de la caméra. La deuxième, réalisée en étroite collaboration avec le directeur de la photo Emmanuel Lubezki (Sleepy Hollow, Les fils de l’homme ou les trois derniers films de Terrence Malick) nécessita un calage minutieux des lentilles, des sources de lumières, de leurs circulations complexes et d’une partie conséquentes de leur impact sur les surfaces visibles dans le cadre. Une production « normale » à effets spéciaux aurait pu s’arrêter à ce stade pour planifier les paramètres du tournage. Dans le cas de Gravity, les équipes de The Framestore et The Third Floor ont créé un troisième previs appelé « techvis » afin d’adapter le projet de mise en scène à la réalité technique des prises de vues en studio, organisées selon un modus operandi en forme de plongée dans l’inconnu pour chaque membre de l’équipe…

 

Iris cam + light box

La captation de la performance des comédiens a fait appel à deux outils employés pour la première fois de manière complémentaire. Afin de proposer un environnement tangible aux comédiens sans ériger de décors, la production a mis en place une « light box », sorte de cube gigantesque diffusant sur ses parois intérieures constellées de millions de LED le futur environnement virtuel des personnages. Cet outil, emprunté au monde du spectacle vivant (il s’agit du même type de panneaux lumineux utilisés pour habiller certains concerts de rock) possède plusieurs avantages. La light box permet d’abord un éclairage direct des comédiens approchant de manière intéressante un résultat proche des conditions réelles de l’action. La light box fonctionnant comme un immense écran de diffusion cernant les comédiens, les techniciens de The Third Floor pouvaient animer très précisément les images pour simuler le déplacement parfois très rapide de l’environnement et ainsi faire circuler correctement les sources de lumières lors des scènes spectaculaires où les astronautes sont pris dans une catastrophe (en l’occurrence une pluie de débris détruisant une navette américaine et son équipage en pleine opération de réparation sur le télescope spatial Hubble). L’avantage est double : avoir une lumière correcte sur les visages des comédiens dès la prise de vue (le plus souvent le seul élément filmé qui va survivre à la postproduction) et leur donner un environnement bien plus parlant qu’un fond vert.
La première limite de cette technique est évidemment la nécessité de rotoscoper image par image le visage voire le corps des comédiens (dans les séquences en intérieur où ils évoluent sans scaphandre) afin de les incruster dans des décors reconstitués en 3D. La deuxième limite est l’impossibilité pour l’équipe de manipuler le corps des comédiens dans des conditions approchant celles de l’action. Si, pour les séquences en intérieur plus apaisée, Sandra Bullock était souvent suspendue à différents systèmes de grue entièrement programmables afin de reproduire à loisir exactement les mêmes mouvements et travailler sa performance sur plusieurs prises, les comédiens, pour les séquences « dans l’espace », travaillaient debout dans une sorte de panier dont l’inclinaison était limité à 45°, à la fois pour leur confort et pour éviter le reflux de sang dans le haut du corps s’ils avaient dû être filmés la tête en bas : dans un environnement à gravité zéro, le reflux du sang n’existe pas…

 

Un bras robotique Iris capable de simuler, en synchronisation avec la light box et les grues supportant les comédiens, les mouvements parfois souples, parfois extrêmement dynamiques des personnages à gravité zéro.

 

Comment dans ce cas simuler leurs mouvements parfois très spectaculaires ? En invitant sur le plateau la star de la société Bot&Dolly, le système de robot caméra Iris. Juché sur un rail de travelling mécanisé de près de 10 mètres, ce bras robotique doté de multiples points d’articulation et entièrement programmable permet une gestion millimétrée et reproductible de mouvements d’appareil très complexes, rapides et dans un volume d’espace très ample. Keanu Reeves a d’ailleurs fait appel à ce système pour filmer de façon particulièrement dynamique et inédite les chorégraphies de combats de son prochain film d’arts martiaux Man of Tai Chi.
Récapitulons : une light box offrant un éclairage réaliste et des mouvements virtuels du « décor », des comédiens debout, assis ou suspendus à des systèmes de grue contrôlables et programmables, un bras robotique Iris équipé d’une caméra Alexa Arri capable de simuler, en synchronisation avec la light box et les grues, les mouvements parfois souples, parfois extrêmement dynamiques des personnages à gravité zéro. C’est à ce prix que le projet Gravity a pu intégrer des performances crédibles de la part des comédiens à un effort final de compositing, véritable prouesse de rendu photo réaliste.

 

Mon ami Arnold

À l’heure de la post production du film, l’équipe de Framestore a fait un choix stratégique en optant pour Arnold Renderer, le tout récent programme de la société Solid Angle, véritable cauchemar pour les ventes de licences de Pixar’s Renderman, réputé jusqu’ici comme le meilleur logiciel de rendu du marché. Arnold innove grâce à ses capacités inédites de gestion de la mémoire et d’absorption accrue des masses de données à traiter. Et dans le cas de Gravity, outre la compatibilité d’Arnold avec le soft de modélisation Maya et le rendu de la plupart des environnements visibles à l’écran, les équipes de The Framestore ont parfois dû reproduire des morceaux du corps de Sandra Bullock, voire à plusieurs moments clef, reproduire les visages des comédiens. Emmanuel Lubezki témoigne également d’une gestion particulièrement fluide et efficace du geometry instancing (capacité du soft à reproduire des éléments identiques), de tests de rendus particulièrement fiables ou des nuances dans la gestion des contrastes particulièrement violents dans des scènes spatiales. Des données déjà lourdes à calculer avant l’ajout d’une infinité d’effets visant à reproduire les erreurs naturelles et inévitables de la prise de vue : flous, aberrations chromatiques, fondus invisibles entre deux lentilles dans le même plan-séquence selon les besoins du cadrage, ou corrections des variations de reflets parfois versatiles de la light box. Selon l’angle de la caméra, les LED de la light box ont en effet parfois un impact très différent. Si vous ajoutez à tout ce processus inédit des innovations en matière de captures de mouvements de visage par projection lumineuse et une gestion à la fois en natif et en conversion de la stéréoscopie, vous obtenez le projet de mise en scène le plus ambitieux de ces dernières années. Le public semble ne pas s’y tromper : le résultat visuel en lien étroit avec la « narration visuelle » et la nécessité de photoréalisme implémentée par Alfonso Cuarón pour ce projet très spécifique, ont sérieusement fait avancer l’art de la mise en scène.