Mediakwest : Quelle est la genèse de cette chaire Science et jeu vidéo ?
Raphaël Granier de Cassagnac : Chercheur en physique des particules, il est vrai que je n’étais pas prédestiné à me rapprocher de ces sujets, sauf que, dans le cadre de mes recherches, j’ai commencé à développer un jeu vidéo afin d’expliquer la science que j’explore. L’axe n’était pas de proposer un serious game purement éducatif, mais plutôt un jeu vraiment ludique. J’ai tout d’abord levé des fonds publics, notamment auprès du laboratoire Leprince-Ringuet et l’université Paris-Saclay. J’ai alors embauché un développeur et un game designer. J’ai ensuite commencé à rencontrer des acteurs du marché du jeu vidéo. Je suis un gamer depuis ma plus tendre enfance. À Polytechnique, il y a de nombreuses chaires mises en place avec des partenaires industriels. Je connaissais ce schéma de partenariat. Quand j’ai rencontré les personnes d’Ubisoft, elles ont tout de suite été intéressées par la création d’une chaire d’enseignement et de recherches au sein de l’X. Elle est ouverte pour cinq ans, renouvelable.
M. : Concrètement, est-ce que les projets sont des sujets « dictés » par Ubisoft ?
R. G. V. : Dans l’ADN d’une chaire de mécénat, une entreprise fait un apport financier sur un domaine, une cause, mais elle n’en attend pas un bénéfice direct, en termes de propriété intellectuelle. C’est important, ça doit rester de la R&D publique. En préparant la chaire, nous avons listé avec Ubisoft une centaine de projets pour toute l’industrie du jeu vidéo. Nous les explorons ensemble, en harmonie, car nous avons d’excellents rapports et nous discutons beaucoup.
M. : À partir de quand cette chaire va-t-elle être effective ?
R. G. V. : Elle a commencé à se mettre en place en janvier, mais l’équipe est complète depuis le 24 septembre, date de la signature officielle du mécénat entre Polytechnique (l’X), la Fondation de l’X et Ubisoft. Elle s’organise autour d’un GameLab, une cellule de professionnels du jeu vidéo immergée dans les laboratoires du Centre de recherche de l’École polytechnique.
M. : Comment est constituée cette équipe et quels sont les profils de ses membres ?
R. G. V. : Nous sommes six avec des profils différents. J’ai initié l’aventure, et assume les fonctions de conseil scientifique et de direction. J’ai embauché une cheffe de projets issue du jeu vidéo et un graphiste, alors que le game designer et le développeur de l’équipe originelle poursuivent l’aventure. Une étudiante en alternance travaille sur des aspects de design interactif.
M. : Outre le développement du jeu vidéo sur la physique des particules, quels sont les autres projets du GameLab ?
R. G. V. : Notre but est de soutenir toute initiative qui mélange le jeu vidéo et la science, au sens très large. Cela comprend l’informatique bien entendu, mais aussi les sciences humaines, la physique, la biologie, etc. Tout ce que l’on trouve in fine dans le centre de recherches interdisciplinaires de l’X. Outre le jeu sur la physique des particules, nous accompagnons déjà cinq projets scientifiques collaboratifs d’étudiants. Chacun réunit cinq étudiants. L’un d’eux concerne par exemple la génération procédurale de dialogues. Cela fait appel à l’intelligence artificielle, mais aussi à la linguistique.
M. : Est-ce que cela peut permettre aux dialogues avec des personnages non jouables croisés dans des mondes ouverts, de plus en plus fréquents dans les jeux vidéo actuels, d’être plus personnalisés ?
R. G. V. : Actuellement, ce type de dialogue est scripté par des scénaristes et ne sont pas très affinés. L’industrie du jeu vidéo aimerait aller vers des dialogues générés en temps réel par des algorithmes qui intègrent les actions du joueur et s’adaptent à l’historique de la partie. C’est un axe qui génère beaucoup d’intérêt. Nous avons dédié une petite équipe d’étudiants qui travaille avec un linguiste et des gens d’Ubisoft. C’est typiquement ce genre de collaborations que nous voulons soutenir.
M. : Qu’en est-il du volet enseignement ?
R. G. V. : Dès cette année, une soixantaine d’heures de cours seront dispensées à une douzaine d’étudiants de 2e année ; ils vont créer un petit jeu vidéo qu’ils coderont sous Unity pendant les TP. Mon idée est d’amplifier l’offre chaque année jusqu’à un éventuel master spécialisé. Le cursus à l’X est constitué d’une première année avec une partie de l’année passée en service militaire ou civil, puis deux ans à Palaiseau sur site, et ensuite un an en école d’application. C’est très varié. Il n’est par exemple pas exclu à terme que des étudiants de l’X aillent faire cette dernière année en école de jeu vidéo. Il y a une forte appétence des étudiants pour le jeu vidéo.
M. : Allez-vous proposer des conférences, des séminaires ?
R. G. V. : Le troisième axe du GameLab est un colloque annuel. L’idée est de faire émerger de nouvelles idées qui pourront être explorées dans le cadre de la chaire ou développées par des industriels du jeu vidéo, des laboratoires de l’X, ou en partenariat. La première édition du colloque se tiendra les 26 et 27 novembre 2019 à l’École polytechnique. Elle réunira des chercheurs de l’X et des personnes d’Ubisoft. Le programme est en cours d’élaboration. Le but est de monter en puissance pour en faire un rendez-vous récurrent et international.
M. : Comment voyez-vous l’évolution de cette chaire ? Pourra-t-on sortir de l’X avec un diplôme « Science et jeu vidéo » ?
R. G. V. : Ce n’est pas exclu qu’à terme, nous développions en effet un master « Science et jeu vidéo » avec des partenaires. De nombreux polytechniciens travaillent déjà dans le jeu vidéo, ce n’est pas nouveau. C’est une matière qui intéresse fortement les étudiants et l’industrie est très ouverte à ces rapprochements. Pour l’instant, nous apportons aux étudiants des enseignements qui les rapprochent du jeu vidéo, nous verrons jusqu’où nous irons.
Article paru pour la première fois dans Mediakwest #34, p.98/99. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.