Le constat
Depuis des années, les géants de l’Internet ont déployé des stratégies publicitaires qui s’appuient sur des technologies de ciblage qui leur permettent de proposer aux annonceurs des dispositifs publicitaires particulièrement efficaces et rentables comme la géolocalisation ou le retargeting (le reciblage ou retargeting publicitaire consiste à afficher des messages publicitaires sous forme de bannières sur des sites web après qu’un internaute a fait preuve d’un intérêt particulier pour un produit sur un autre site). De plus, ces sites ont développé des outils d’analyse très fins et très utiles, parfois accusés de ne pas être très fiables, mais qui donnent l’impression aux annonceurs de mieux piloter le ciblage de leurs investissements publicitaires.
À l’opposé, la publicité télévisuelle a toujours été considérée comme très qualitative, puissante, efficace, mais très chère et très imprécise quant à son ciblage. C’est souvent la fameuse RDA-50 qui est mise en avant : comprendre la « Responsable Des Achats de moins de 50 ans », c’est-à-dire la maîtresse de maison issue du panel Médiamétrie qui mesure l’audience des chaînes. À cela les régies publicitaires ont ajouté des outils d’analyse, mais rien ne permet de faire un ciblage aussi précis que sur Internet. Face à la baisse de leurs recettes, les chaînes TV attendaient un geste fort des pouvoirs publics pour leur redonner une bouffée d’air.
L’initiative ministérielle
Lors d’un entretien sur France Inter dans l’Instant M mi-février 2020, le ministre de la Culture, Franck Riester, a évoqué la publication d’un décret qui autorisera la publicité segmentée et géolocalisée pour les chaînes de télévision courant 2020. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le décret n’est pas encore paru, mais il devrait rapidement permettre aux chaînes de se mettre en ordre de marche.
En évoquant la modification de l’article 13 du décret du 27 mars 1992, le ministre de la Culture a rappelé que cette disposition visait à combler « une iniquité de traitement entre les chaînes de télévision et les acteurs de l’Internet, au détriment du financement des chaînes de télévision qui ont un rôle majeur à jouer dans le paysage audiovisuel ». Pour lui, les chaînes doivent disposer des « mêmes outils modernes de publicité pour augmenter leur volume de publicité et pérenniser leur modèle économique ».
Le dispositif
Jusqu’à maintenant, la réglementation obligeait les chaînes à diffuser leurs spots publicitaires « simultanément dans l’ensemble de la zone de service ». Ce qui signifie que les chaînes ne peuvent pas diffuser de spots publicitaires ciblés. La révision du décret vise à lever cette interdiction, à travers trois conditions :
– limitation du volume de publicité ciblée : pas plus de deux minutes de publicité segmentée par heure en moyenne quotidienne avec un plafond de six minutes pour une heure d’horloge ;
– interdiction de la publicité segmentée dans les programmes jeunesse ;
– interdiction des messages qui comportent l’indication par l’annonceur d’une adresse ou d’une identification locale explicite.
Ce dispositif, au-delà de sa composante technique, a un atout stratégique : celui d’offrir aux chaînes de télévision un revenu publicitaire complémentaire. Selon une étude réalisée en mai 2019 par le BCG (Boston Consulting Group), le potentiel de recettes lié à une autorisation de la publicité segmentée pour les chaînes de télévision (sans encadrement spécifique de cette pratique) devrait se situer entre 85 et 135 millions d’euros à l’horizon 2022. Le cabinet a estimé que 51 % de ce montant pourraient être liés à un accroissement des recettes globales des supports médias et 49 % à des transferts au sein du secteur de la publicité médias, dont plus de la moitié devraient être issus des actuels budgets consacrés par les annonceurs en faveur de la télévision linéaire.
De son côté, le SNPTV mise sur un potentiel de 200 millions d’euros de recettes additionnelles dans un marché de la pub TV qui pèse environ 3,2 milliards d’euros. Des chiffres qui laissent penser que la TV a trouvé son nouvel eldorado face aux Google, Facebook et autres YouTube.
L’avis de la CNIL
Un des grands bénéfices de la publicité ciblée, c’est justement d’accéder à des données personnelles qui permettent de fiabiliser les campagnes publicitaires en les adressant à la cible auquel le message est destiné. Ce qui nous amène évidemment à l’utilisation des données personnelles. Raison pour laquelle la CNIL s’est exprimée sur le projet de décret.
« Si la CNIL ne remet pas en cause les avantages économiques de la publicité comportementale, elle reste convaincue que cette pratique ne saurait exister aux dépens du droit des personnes à la protection de leurs données et de leur vie privée. Elle souhaite accroître la transparence et garantir une véritable liberté de choix aux internautes en leur donnant davantage de contrôle sur leurs données personnelles. »
L’application du RGPD (Règlement général sur la protection des données) impose aux acteurs de la publicité ciblée de déployer cette technologie uniquement auprès de leurs abonnés qui auront expressément donné leur consentement, avec une attention particulière portée aux enfants. Le consentement est défini comme « toute manifestation de volonté, libre, spécifique, éclairée et univoque par laquelle la personne concernée accepte, par une déclaration ou par un acte positif clair, que des données à caractère personnel la concernant fassent l’objet d’un traitement ».
Lorsque l’enfant est âgé de moins de 16 ans, le traitement n’est licite que si le consentement est donné ou autorisé par le titulaire de la responsabilité parentale à l’égard de l’enfant. Autant de contraintes réglementaires qui devront être prises en compte par les régies et les opérateurs télécom et qui pourraient limiter le déploiement de la publicité ciblée.
Le rôle central des boxes
Selon les chiffres évoqués par les principaux FAI, il y a environ dix millions de boxes susceptibles de pouvoir faire l’objet de la diffusion d’une publicité ciblée en 2020.
Deux techniques permettent de diffuser un message publicitaire segmenté à destination d’une cible particulière : soit directement à partir de la box TV, soit via un serveur distant. La première solution oblige à télécharger les messages publicitaires directement dans la mémoire de la box, ce qui permet d’avoir une rapidité de diffusion instantanée ; la seconde solution n’a pas de contraintes de mémoire, mais demande un délai de réaction plus long que la première solution puisqu’elle va chercher le spot publicitaire sur un serveur externe, imposant de fait un temps de latence. Et ce n’est pas tout, car l’avantage de diffuser des messages à travers une box sur le réseau d’un FAI permet d’accéder à une mine d’or d’informations pour les publicitaires : localisation du téléspectateur, données sociologiques, habitudes de consommation vidéo.
Il restera ensuite à interfacer les régies avec les FAI pour automatiser et généraliser le process de diffusion de ces spots publicitaires ciblés. Selon Christian Bombrun, président de l’AFMM (l’Association française pour le développement de services et usages multimédias multi-opérateurs) et directeur des produits et services chez Orange, le coût de déploiement d’une solution de publicité ciblée sera d’une dizaine de millions d’euros par opérateur, somme fixe qui s’amortira dans le temps et qui pose déjà un ultime problème : celui du partage des recettes publicitaires générées par ce nouvel outil.
Partage des revenus
Compte tenu des sommes investies par les opérateurs, le sujet du partage des recettes publicitaires devient central : développements informatiques, accès aux données ultra stratégiques de localisation, de CSP et de comportement des abonnés Internet laisse supposer que les FAI seront très exigeants, ce qui pourrait se traduire par un coût de setup élevé et un partage de recettes basé sur du 50/50 entre les régies et les opérateurs télécom. Dans la mesure où les chaînes ont réussi à faire payer les FAI pour leurs services premium, il n’y a aucune raison pour que les FAI ne vendent pas chèrement l’accès à leurs abonnés.
Que va-t-il se passer maintenant ?
Le calendrier, s’il est respecté, devrait être le suivant : finalisation des discussions entre les parties prenantes au cours du printemps, publication du décret avant l’été, puis débutera une phase de test afin de valider le bon fonctionnement de la publicité adressée. D’après les professionnels du secteur, la commercialisation pourrait commencer à la rentrée pour un déploiement d’ici la fin de l’année. Quelles que soient les contraintes qui s’appliqueront au développement de la publicité ciblée, les chaînes de télévision savent qu’elles sont contraintes d’accroître leurs recettes publicitaires face à des GAFA toujours plus dominateurs.
Article paru pour la première fois dans Mediakwest #36, p. 76-78. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.