Stéphan Faudeux : Avant de parler de Gravity, pouvez-vous nous décrire brièvement votre parcours ?
Mark Sanger : Je n’ai pas fait d’études. Dès l’âge de quatre ans, j’ai su ce que je voulais faire plus tard, et j’étais plutôt impatient. Je n’ai jamais été particulièrement assidu à l’école, parce que je voulais rapidement la quitter et entrer dans le monde professionnel. J’ai donc arrêté ma formation et cherché à créer des contacts, ce qui m’a amené à occuper divers postes dans le secteur du cinéma jusqu’à ce que quelqu’un me propose un poste de monteur, le métier dont je rêvais. Ça a pris assez longtemps, notamment dans l’industrie britannique audiovisuelle, qui traversait une période plutôt paradoxale : il fallait faire partie du syndicat pour travailler, mais il fallait travailler pour faire partie du syndicat. Aujourd’hui les syndicats existent toujours, mais ils n’ont plus la même importance qu’autrefois, il n’est plus nécessaire d’être syndiqué pour travailler. C’est donc plus facile d’entrer dans le secteur de nos jours. Quoi qu’il en soit, j’ai commencé à l’époque de la pellicule argentique, en travaillant dans les salles de montage, et j’ai appris le métier avec des personnes qui sont toujours mes amis, nous sommes un peu la dernière génération à avoir travaillé sur pellicule en tant qu’assistants-monteurs.
S.F. : Quels souvenirs avez-vous du 35 mm ?
M.S. : Mon premier travail de montage était pour un film de James Bond, Tomorrow Never Dies (Demain ne meurt jamais, 1997). Le tournage se faisait avec six caméras, ce qui représentait une quantité incroyable de pellicule 35 mm qui arrivait en salle de montage. Il fallait tout préparer, synchroniser, transférer sur vidéo, visionner… c’était très amusant ! Je passais la matinée à préparer les rushes, puis l’après-midi, pendant le tournage, je les montrais aux producteurs et au reste de l’équipe, dans une ambiance plutôt décontractée, je n’aurais pas pu imaginer un meilleur moyen de faire mes premiers pas dans l’industrie du cinéma, j’ai eu une chance incroyable de travailler sur un film de James Bond. J’ai enchaîné sur trois films de cette franchise : pour le premier, je faisais partie d’une unité indépendante que le studio avait mise en place sur un ancien aérodrome. Pour les deux suivants, je travaillais à Pinewood. Je suis entré dans l’industrie du cinéma à l’époque où le format 35 mm était en fin de vie et où les premiers systèmes non linéaires faisaient leur apparition.
C’était une période intéressante ; il y avait un conflit entre les monteurs de la vieille garde qui rejetaient ces nouveaux systèmes et ceux qui les ont adoptés. Je pense que de très bons monteurs n’ont pas été capables de faire la transition pour diverses raisons et c’est dommage. Les systèmes Lightworks et Avid Media Composer ont rapidement envahi les salles de montage, mais pendant un certain temps la pellicule a coexisté avec les systèmes non linéaires. Le film était monté avec Media Composer, et nous reproduisions ce montage sur pellicule… ce qui semblait parfaitement logique à l’époque, mais avec le recul totalement absurde ! La technologie était encore plutôt primitive, et c’était une autre manière de penser. En tout cas, c’est ainsi que j’ai mis un pied dans la porte, et j’ai eu la chance de travailler avec de très grands noms ; c’était le début de ma carrière dans ce milieu.
S.F. : Avez-vous toujours travaillé pour le cinéma, ou également la télévision et la publicité ?
M.S. : Je n’ai jamais travaillé pour la télévision en tant que monteur, mais avant de devenir monteur j’ai occupé quelques postes dans ce secteur : assistant-réalisateur, service artistique, effets spéciaux… mais pas effets visuels. À l’époque, il n’y avait que des effets spéciaux, tandis qu’aujourd’hui tout est fait avec des effets visuels, c’est très différent. Mais personne ne voulait me confier un poste de monteur à la télévision ; impossible de percer, mais ce n’était pas faute d’essayer.
S.F. : J’ai vu dans votre biographie que vous avez beaucoup travaillé avec Tim Burton. Lorsqu’on travaille avec un réalisateur d’une telle envergure, quelle est l’importance du monteur dans le processus de création ?
M.S. : Ce qu’il y a de bien, quand on travaille avec Tim Burton, c’est qu’il a une idée très claire du résultat qu’il souhaite. Dès lors, ma contribution consiste à mettre en avant cette vision au mieux de mes compétences ; toute l’équipe fait donc partie du processus créatif, et nous avions tous conscience d’avoir une chance incroyable de travailler sur un film avec Tim Burton, passant en revue avec lui les résultats de notre travail. C’est un réalisateur très ouvert aux nouvelles idées, mais il a également cette vision très distincte du résultat à atteindre. En fait, tous les plus grands réalisateurs s’approprient leurs films d’une manière très forte, ce sont eux qui décident de chaque détail apparaissant à l’écran. Mais en coulisses, il y a tout de même un processus itératif, une machine à laquelle tout le monde participe avec un véritable plaisir.
S.F. : J’ai également vu que vous avez travaillé sur beaucoup de films riches en effets visuels. N’est-ce pas un peu frustrant, en tant que monteur, de travailler sur ce type de film où beaucoup de scènes sont tournées devant un fond vert ?
M.S. : C’est un véritable cauchemar ! D’ailleurs je connais peu de réalisateurs qui prennent du plaisir à tourner sur fond vert. C’est un environnement peu familier, qui rend de plus le processus de montage plus difficile, puisque seule une petite partie de l’image avec laquelle nous travaillons sera utilisée au final. Ça peut être décourageant ! Mais si les effets visuels sont utilisés pour raconter une histoire au lieu d’être l’élément principal du film, cela peut être stimulant et satisfaisant de travailler sur ce type de projet… mais il faut vraiment qu’ils soient utilisés à bon escient. Après la sortie de Jurassic Park, tout le monde a compris qu’il n’y avait plus de limite à ce qu’on pouvait faire en matière de cinéma, et pendant un certain temps les films utilisaient les effets spéciaux comme une fin en soi, ce qui n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. Le travail sur un film avec de nombreux effets visuels demeure tout de même un processus intense et exigeant, mais lorsque les effets visuels commencent à se mettre en place après 15 mois de travail, les résultats sont très impressionnants.
S.F. : Comment s’est passée votre collaboration avec Alfonso Cuarón pour Gravity ? C’était votre première collaboration avec lui ?
M.S. : C’était la deuxième fois que je travaillais avec lui, j’avais fait les effets visuels de son film Children of Men (Les Fils de l’homme, 2006). Je m’étais bien entendu avec Alfonso en travaillant sur ce film, et il m’a appelé alors que Gravity était encore au stade de projet, avant qu’il n’obtienne le feu vert des studios et avant que personne ne sache comment ce film allait être réalisé. Il me l’a présenté comme étant un film à petit budget, en noir et blanc, tourné avec un effectif réduit en huit semaines seulement… et m’a demandé si j’étais intéressé. J’ai dit « bien sûr ! », nous en avons parlé un peu plus, il m’a invité à faire partie de l’équipe du film, puis le film est progressivement devenu plus important, non en termes de contenu mais plutôt d’exécution. Nous nous sommes aperçus que nous étions en train de faire un film comme personne n’en avait jamais vu auparavant, mais aussi comme personne n’avait jamais tenté d’en faire auparavant. Il n’y avait donc pas de règles, et nous étions un peu déboussolés au début, mais le film a ensuite évolué et l’effectif réduit initialement prévu n’a plus suffi. Je pense qu’Alfonso Cuarón avait réellement au départ l’intention de faire un film modeste, mais une fois que Framestore – le studio d’effets visuels – a commencé à lui montrer ce dont ils étaient capables, Alfonso a compris qu’il avait à sa disposition une palette créative bien plus riche qu’il ne le croyait. Il a donc laissé libre cours à son imagination, et le film a vraiment pris son envol. Mais ce processus a pris trois ans : au début il n’y avait que moi-même, Alfonso, le responsable du storyboard et le responsable des effets visuels, et nous jouions avec de petites figurines pour décider où placer les caméras. C’est très difficile de chorégraphier une scène où les personnages ne sont pas debout l’un en face de l’autre. S’ils flottent dans l’espace, alors il faut prendre en considération la lumière, la manière dont ces personnages se cognent l’un contre l’autre… tout cela influe sur l’histoire qui est racontée, et nous avons donc dû travailler à partir d’un script visuel, et non uniquement textuel. À ce stade du projet, l’histoire était déterminée par le placement des personnages, et celui-ci devait donc être prévu dès la phase d’écriture, 14 mois avant même le début du tournage, ce qui n’avait jamais été fait auparavant. Nous avons donc inversé tout le processus de postproduction : le montage, les effets sonores et la musique ont été réalisés au début, puis nous avons décidé du lieu du tournage et effectué la prise de vues.
S.F. : Pouvez-vous décrire le workflow utilisé pour Gravity ?
M.S. : En pré-production nous faisions le montage à partir d’animations simples dans Media Composer, et nous ajustions le positionnement et le montage selon les besoins pour livrer une version retravaillée de la scène aux animateurs, qui recevaient de nouvelles instructions d’Alfonso ; ils pouvaient aussi lui proposer de nouvelles idées, et il imaginait la manière dont ces nouvelles idées pourraient influer sur le montage. Les nouvelles animations retournaient ensuite au montage, où elles étaient de nouveau retravaillées, et ce cycle pouvait continuer des mois durant. Pendant ce processus, il fallait fixer les détails du tournage, et lorsque nous avons été prêts à tourner, les comédiens ne jouaient que les scènes correspondant à la version en cours, aucune image supplémentaire n’était tournée. Cela signifie que pendant le tournage, nous pouvions nous concentrer exclusivement sur la performance des comédiens. Une fois à l’étape de postproduction, nous reprenions le montage, et le même cycle qu’au début se remettait en place, avec un va-et-vient constant entre le montage et l’animation. De mon point de vue, le film a été fait une séquence à la fois, et non une scène à la fois, afin de s’adapter au pipeline d’effets visuels. Pendant une journée donnée, je pouvais être appelé à travailler sur deux séquences différentes, le département d’effets visuels pouvait me demander des ajustements, etc. Mon équipe, qui comprenait six personnes, devait s’assurer que nous travaillions toujours de manière synchronisée avec le département d’animation, et il était très important de suivre rigoureusement ce processus du début à la fin du projet. Le pipeline que nous avons suivie a donc toujours usé cette structure cyclique, même si les activités réalisées dans le cadre de cette structure pouvaient être très variées, et n’avaient finalement pour limite que l’imagination d’Alfonso Cuarón.
Avec un environnement aussi complexe que celui de Gravity, mon assistante monteuse Tania Goding et moi-même avons opté pour la simplicité autant que possible. Lorsque vous travaillez avec plusieurs départements de postproduction, il est préférable de simplifier la communication. Alors, quand les dailies arrivaient, qu’ils soient physiques ou en images de synthèse, notre assistant Avid Debs Richardson les dispatchait, me les transférait et puis à mon tour je les dispatchais et en même temps je vérifiais l’intégrité des images.
Le réalisateur ensuite venait travailler avec moi, nous regardions les nouvelles images, nous nous mettions d’accord sur la dernière version d’une scène ou d’une séquence, et je préparais la séquence Avid, en fournissant autant d’informations que je pouvais inclure dans les métadonnées du chutier Avid.
Le chutier était ensuite vérifié par Tania et, si nécessaire, notre monteur VFX Steve Pang. Ensuite, il était étiqueté avec un numéro de version mise à jour et fourni à chaque département concerné. Ainsi tout le monde disposait des dernières versions des images.
Une scène montée dirigera le processus de création des effets visuels, qui à son tour conduira le processus éditorial, qui conduira le processus de prise de vue et le processus effets visuels et le montage et ainsi de suite.
L’astuce est d’avoir une bonne gestion afin de s’assurer qu’aucun département ne prend le pas sur un autre.
S.F. : Et quels étaient vos besoins en matière de stockage ?
M.S. : Nous avions six stations Avid Media Composer connectées à un Avid Unity avec 40 To de stockage, les machines étaient connectées en Fibre Channel 4 Gigabits avec l’unité de stockage. C’était tout de même un projet de trois ans, lors duquel nous avons accumulé beaucoup de rushes. Nous n’avons pas eu besoin d’une capacité de stockage extraordinaire, mais sans doute un peu plus qu’une production moyenne puisque nous avions énormément d’animations sous diverses formes. Nous avons également pris dès le début la décision d’utiliser toujours la même version de Media Composer, nous avons commencé avec le 4.5 et nous l’avons gardé jusqu’au bout. Le projet a commencé en mars 2010, et nous utilisions un pipeline qui fonctionnait bien : nous ne voulions pas prendre le risque de problèmes liés à une nouvelle version, le plus important étant la stabilité de notre workflow. Après trois ans, nous avions donc du retard sur le reste du monde, n’ayant pas le temps de réaliser les ajustements nécessaires à une mise à jour, et notre système était donc devenu dépassé. Les autres projets autour de nous se font en version 7 et sur ISIS.
S.F. : Sur un tel projet, qui a duré trois ans, la gestion des métadonnées est très importante. Y avait-il un assistant dont c’était la responsabilité ?
M.S. : Il y avait les métadonnées des animations initiales servant à la prévisualisation, qui étaient enregistrées par Framestore, puis il y avait toutes les différentes versions de chaque séquence ; nous pouvions réaliser deux ou trois versions d’une unique scène chaque jour, et sur une période de trois ans cela nécessite un suivi rigoureux. Mes assistantes*, Tania Goding et Debs Richardson, assuraient le suivi de toutes ces séquences, tandis que Steve Pang veillait à ce que Framestore reçoive la bonne version. Une erreur serait désastreuse, car nous n’avions pas le temps de revenir en arrière, même sur un projet de trois ans. Il y avait donc une base de données, et tout était géré avec rigueur. Heureusement pour moi, je m’occupais plutôt du travail créatif et n’avais pas besoin de m’occuper de l’administration : tant que j’appliquais moi-même les bonnes métadonnées, mes assistantes n’avaient aucun problème pour prendre ensuite le relais. Je pouvais entièrement compter sur elles.
S.F. : Que pouvez-vous nous dire sur l’outil d’Avid ?
M.S. : En tant que monteur, j’ai longtemps trouvé que Media Composer accusait un certain retard par rapport à mes besoins et à ceux de mon équipe. Avid a cependant désormais rattrapé ce retard, et je n’ai plus le sentiment d’être soumis aux contraintes du logiciel. Aux débuts d’Avid, les longs-métrages ne représentaient qu’une faible part de l’activité de l’entreprise, et nous avions donc du mal à faire entendre nos besoins. Depuis, Avid a pris beaucoup plus au sérieux les longs-métrages ; un film comme Gravity n’aurait pas pu être réalisé avec autant d’efficacité et de fiabilité sur une autre plateforme. Et aujourd’hui, c’est plutôt nous qui devons nous maintenir à leur niveau !
S.F. : Vous avez travaillé sur de nombreux courts-métrages, pourquoi ? Était-ce parfois pour aider un nouveau réalisateur ou un nouveau talent ?
M.S. : Eh bien, je suis un mordu de cinéma ! Et puis je donne parfois des conseils ponctuels pour l’un ou l’autre court-métrage, ce que nous faisons tous dans le secteur. Mais les courts-métrages représentent une véritable bouffée d’air frais lorsqu’on travaille sur un long-métrage : qu’il s’agisse de filmer soi-même un court-métrage ou d’aider un confrère pour le sien, c’est une démarche qui apporte un nouvel élan créatif, ce qui est important après avoir travaillé pendant longtemps sur le même projet, à plus forte raison sur un projet aussi prenant que Gravity. Aller voir de temps en temps le travail de quelqu’un d’autre, c’est ce qu’il faut pour maintenir le rythme.
S.F. : Et quels sont vos prochains projets ?
M.S. : Je ne peux malheureusement pas en parler dans le détail, car nous en sommes encore au stade du développement, comme c’était le cas pour Gravity. Si le projet s’avère viable, alors il sera vraiment passionnant pour tous ceux qui y participeront ; le film se nomme Jungle Book : Origins**
S.F. : Vous seriez prêt à refaire un autre film de science-fiction ?
M.S. : Je crois que personne dans l’équipe qui a travaillé sur Gravity n’est pressé de retourner dans l’espace dans un avenir proche ! Nous avons passé beaucoup de temps là-haut. Pour nous tous, peu importe les effets spéciaux, le plus important au final c’est de tenir les spectateurs en haleine avec une histoire bien racontée et des personnages attachants. Il pourrait donc s’agir de n’importe quel genre, mais c’est peu probable que je retourne dans l’espace… du moins pour mon prochain film.
S.F. : Dernière question : y a-t-il un réalisateur avec lequel vous rêveriez de travailler ?
M.S. : Des millions ! Mais je dois dire que j’ai eu énormément de chance, puisque j’ai effectivement travaillé avec beaucoup de réalisateurs pour lesquels j’avais très envie de travailler. Peu de personnes peuvent en dire autant ! Il y a bien des réalisateurs pour lesquels je voudrais travailler, mais ils ont leurs propres monteurs. Je ne peux nommer personne, ce sont des gens que je connais !
*Sur Gravity, l’équipe de montage se composait de six personnes. Tania Goding, assistante monteur de Mark et qui dirigeait l’équipe. Debs Richardson, assistant Avid qui gérait les rushes et le son, Steve Mates, 2nd assistant, Steve Pang, monteur VFX, Alastair Grimshaw qui avait la conformation 3D et Ruth Antoine, stagiaire.
** Jungle Book : Origins sera réalisé par Andy Serkis en Motion Capture, d’après la nouvelle de Rudyard Kipling.