Robert Legato, donner à voir l’invisible

Invité par la Cinémathèque dans le cadre du Festival « Toute la Mémoire du Monde 2020 », nous avons rencontré Robert Legato, qui est reconnu notamment pour avoir réalisé les effets visuels de "Titanic".
Rob Legato sur le tournage d’Aviator © Collection Katie Legato

 

Mais Robert Legato est bien plus que cela, il est également réalisateur, réalisateur de seconde équipe, directeur de la photographie. Cette polyvalence lui permet une vision transversale sur la production d’un long-métrage et de rendre possible l’impossible.

 

Mediakwest : Comment définissez-vous votre métier, et quelles qualités et connaissances exige-t-il ?

Rob Legato : Je fais beaucoup de choses différentes sur un film, notamment avec la seconde équipe ; on me charge souvent d’effectuer les prises de vues les plus difficiles, dont la première unité n’a pas vraiment le temps de s’occuper, ou encore les plans pour lesquels des prises de vues traditionnelles seraient impossibles. Il y a des années, nous aurions utilisé des maquettes ou de l’incrustation, maintenant nous utilisons beaucoup les images de synthèse. Dès la lecture du script, je me dis parfois « Cette scène-ci va devoir être tournée par une seconde équipe spécialisée », ou encore « L’unité principale peut s’en charger, mais il faudra que je sois présent pour superviser le tournage ».

Dans mon métier, il ne suffit pas d’avoir des compétences techniques, il faut aussi savoir penser comme un cinéaste : mon rôle est également d’influencer le tournage de manière à produire un résultat naturel. Je ne peux pas me contenter d’obéir aveuglément aux instructions du réalisateur, il faut que je sois capable de déterminer si ses instructions produiront le résultat voulu. Le réalisateur ne connaît pas vraiment mon métier, ni les méthodes auxquelles j’ai recours, c’est pourquoi une part d’interprétation peut être nécessaire : je travaille parfois non pas en fonction de ce que le réalisateur me demande, mais en fonction de ce qu’il souhaite obtenir.

Il faut savoir décider quand suivre les instructions à la lettre et quand faire confiance à ses propres compétences, et cela demande une certaine finesse psychologique. Et en plus des prises de vues il faut également connaître le montage : les scènes ne prennent vie que lorsqu’elles sont bien montées.

 

Quel est votre parcours académique et professionnel ?

R.L. : J’avais seize ans quand j’ai vu Le Parrain… En fait, j’avais prévu d’aller voir un autre film, mais on ne m’a pas laissé entrer parce que j’avais l’air trop jeune ! En tout cas, c’est ce film qui m’a fait comprendre que le cinéma était véritablement un art, et j’ai immédiatement voulu créer des films moi-même. C’était également la première fois que je voyais ce qu’un bon directeur photo pouvait apporter à un film. C’est Gordon Willis qui a tourné Le Parrain, et il y avait quelque chose dans la qualité de son travail, dans sa manière de faire toujours le bon choix pour chaque plan, qui me fascinait. C’est pourquoi, dès seize ans, j’ai su que je voulais faire ça, et j’ai ensuite été en école de cinéma.

 

Comment voyez-vous l’avenir des effets spéciaux ?

R.L. : L’avenir des effets visuels, c’est un peu l’avenir du cinéma : les deux sont de plus en plus indissociables. Pour Le Roi Lion, nous avons beaucoup eu recours aux caméras virtuelles, mais Caleb Deschanel (DOP) a déployé toute son expérience et son talent pour donner l’illusion non seulement que les images ont été filmées de manière traditionnelle, mais également qu’elles ont été filmées par un très grand directeur photo. Maintenant qu’un rendu photoréaliste est possible et que l’œil est convaincu par ce qu’il voit, il s’agit de créer du cinéma de haut vol, c’est-à-dire de raconter une histoire prenante et de faire ressentir aux spectateurs ce que j’ai ressenti en voyant Le Parrain pour la première fois. Il s’agit de créer une œuvre d’art, pas simplement de vendre un produit.

Avec le rendu 3D en temps réel, on peut prendre une caméra, la pointer vers un décor, et voilà, on crée un film sans passer par toute une équipe d’effets spéciaux : ces fonctions seront intégrées dans le moteur de jeu vidéo. Le plateau virtuel deviendra le plateau réel, et il sera possible d’intégrer des acteurs, des véhicules, des paysages, et ainsi de suite.

 

Quand pensez-vous que cela sera possible ?

R.L. : À mesure que l’équipement est de plus en plus performant et coûte de moins en moins cher, on se rapproche de cette réalité. Ce qui était impossible il y a cinq ans est possible aujourd’hui, et ce qui est impossible aujourd’hui sera possible dans cinq ans. Le plus important, c’est de prendre les devants et de créer les outils qu’il faut pour sa vision ; d’autres voient ensuite ces outils et leur trouvent d’autres applications. Nous faisons tout notre possible pour accélérer le développement de ces technologies !

 

Qu’avez-vous appris en travaillant sur Le Roi Lion et Le Livre de la jungle ?

R.L. : Ces deux films m’ont surtout donné l’occasion de peaufiner mes compétences sur quelque chose que j’avais déjà exploré auparavant : comment filmer ce qui n’existe pas. C’est le grand problème des effets visuels : certains éléments existent, d’autres non, mais pour bien filmer il faut une vue d’ensemble… ou du moins, une approximation raisonnable d’une vue d’ensemble.

En filmant Le Livre de la jungle, nous avons ainsi tourné des scènes devant des écrans verts de telle ou telle manière, non pas parce que c’était le plus pratique d’un point de vue technique, mais parce que cela correspondait bien à la vision artistique voulue. Beaucoup de films riches en effets visuels font l’inverse : les prises de vues sont finalement assez banales, puis on y ajoute des éléments virtuels qui justifient a posteriori l’angle choisi.

Pour nous, le choix de l’angle et de l’objectif n’était pas laissé au hasard. La vision artistique était connue en amont du tournage et des effets visuels. Et avec des images de qualité photographique, on pouvait enfin accorder une plus grande importance aux véritables choix cinématographiques et créer un film digne des chefs-d’œuvre de David Lean.

Ce que j’ai appris avec Le Roi Lion, c’est que l’expertise de cinéastes comme Caleb Deschanel permet justement d’apporter cette dimension artistique. Et la possibilité de créer des effets visuels en temps réel est très importante, parce que les créateurs ne doivent plus attendre des jours, voire des semaines, pour voir si le résultat leur convient et décider de recommencer si nécessaire. Avec des délais aussi longs, le réalisateur finit par manquer de temps et se dire « bon, ce n’est pas parfait mais ça ira », et il n’a donc pas vraiment mis son empreinte sur le film. Mais avec les technologies d’effets visuels en temps réel, on peut faire une vingtaine d’essais différents en quelques minutes à peine et choisir celui qui convient, exactement comme quand on tourne un plan plusieurs fois en prises de vues réelles.

 

Que vous inspire la phrase : « On le fera en postproduction » ?

R.L. : Dans mon métier, il y a beaucoup de choses qu’on est obligé de faire en postproduction ; cela dit, nous nous efforçons d’en faire le moins possible en postproduction et d’intervenir le plus possible en amont, lorsqu’il est encore possible d’influencer les images tournées en prises de vues réelles : position des acteurs, éclairage et ainsi de suite. C’est très important de faire le tournage réel en sachant précisément ce qui sera fait en postproduction, sinon on fait un travail incomplet puisque c’est alors quelqu’un d’autre, qui n’a pas la même sensibilité, qui applique des effets parfois un peu à l’emporte-pièce. C’est comme si un peintre confiait son pinceau à des confrères pour terminer son tableau : le résultat serait certes là, mais il n’aurait pas l’air d’un vrai tableau de Monet, de Picasso… en somme, ça ne serait pas l’œuvre d’un seul artiste dont on admire la vision. C’est pourquoi je n’aime pas beaucoup la mentalité selon laquelle on peut tout faire en postproduction. Pour moi, la vision artistique est importante, et des allers-retours constants entre le tournage et les effets sont essentiels pour cela.

 

Lorsque vous avez travaillé sur Titanic, quels ont été vos principaux défis ?

R.L. : Tout ! C’était un film très difficile, qui a exigé un travail de très longue haleine. Nous cherchions à faire quelque chose qui n’avait jamais encore été fait à une aussi grande échelle, et pour cela nous avons dû inventer les technologies qui nous permettraient de raconter l’histoire que James Cameron avait en tête. Et puis les ordinateurs de l’époque étaient très lents : le téléphone que j’ai aujourd’hui dans la poche possède plus de mémoire que tous les ordinateurs du studio de l’époque réunis. Il y avait beaucoup d’effets mécaniques, mais également des simulations d’eau, qui sont maintenant devenues monnaie courante au cinéma. Pour créer de belles images, il fallait que j’aie un contrôle total sur l’eau virtuelle, ce qu’on considérait à l’époque comme tout simplement impossible. Certains membres de mon équipe voulaient même démissionner, mais j’ai insisté : il fallait absolument raconter cette histoire de cette manière-là, et on se débrouillerait pour y arriver. Maintenant, évidemment, il n’y a rien de plus simple que les simulations d’eau.

James Cameron était vraiment en avance sur son temps, il avait une vision qui ne serait rattrapée par la technologie que plus tard. Les films réalistes sont difficiles pour ce qui est des effets spéciaux, bien plus que la fantasy ou la SF : ces derniers montrent des mondes que personne n’a jamais vus, donc il y a plus de marge de manœuvre, tandis que les spectateurs jugeront un film réaliste à l’aune de leur vécu quotidien. Dès qu’il s’agit d’utiliser des maquettes ou des éléments qui ne sont pas présents au moment du tournage, c’est beaucoup plus compliqué.

 

Combien de temps a pris la postproduction de Titanic?

R.L. : Environ un an, peut-être un peu moins… mais j’ai eu l’impression que ça a duré une éternité ! En fait c’est le même temps que pour la postproduction d’un film de Martin Scorsese, mais le travail est très différent. Pour Titanic, j’ai passé un an à filmer des maquettes, et puis il fallait une heure pour voir le résultat d’un petit changement sur une seule image : pour un plan qui en contenait des milliers, ça pouvait prendre très longtemps.

 

Vous êtes également un proche collaborateur de Martin Scorsese ; a-t-il une vision particulière des effets visuels ?

R.L. : Martin Scorsese apprécie les effets visuels, mais ce n’est pas pour cela qu’on le connaît le mieux. Il préfère être au contact des acteurs et mettre l’accent sur leur performance, et pour lui les effets visuels sont plutôt au service de l’authenticité historique. Comme lui, je suis passionné par l’histoire du cinéma, et cela nous a permis de communiquer très précisément en nous appuyant sur des références communes : je lui demandais, par exemple, si telle scène d’un film de David Lean correspondait à ce qu’il avait en tête, et à son tour il me donnait le genre d’instructions qu’on donnerait à un acteur, en parlant d’émotions à communiquer au spectateur. C’est une relation que j’apprécie beaucoup, parce que nous échangeons de cinéaste à cinéaste, pas de réalisateur à technicien. Et il me laisse souvent tenter des approches originales : s’il les aime, il les adopte dans le film, et s’il ne les aime pas, il ne se gêne pas pour le dire.

Connaissant son œuvre, je peux faire mon travail de manière à rester dans l’univers Scorsese, d’autant plus qu’il partage volontiers ses sources d’inspiration en faisant regarder à son équipe les films qu’il a lui-même appréciés. Ça m’aide à orienter mon travail, et même si j’utilise des méthodes qui me sont propres, j’ai une bonne compréhension du processus créatif sous-jacent. Martin est une sorte de magicien : il crée à travers vous, tout en vous donnant l’impression que tout vient de vous !

 

Avez-vous de bons souvenirs de Hugo Cabret et de son tournage en 3D ?

R.L. : C’est vrai que la 3D représente un travail technique supplémentaire, mais Martin Scorsese et moi avons pris beaucoup de plaisir à filmer Hugo. Toute l’équipe était très impliquée et tenait à produire un résultat extraordinaire, et la 3D n’a pas du tout été ajoutée en aval : chaque plan était filmé, éclairé et même joué en tenant compte de la 3D. La première fois que Ben Kingsley est venu dans la tente où nous avions des écrans 3D pour visionner les rushes, il a mis les lunettes 3D et a immédiatement compris : « Ah, mais il faut que je joue différemment ! Je peux me pencher vers la caméra pour avoir l’air plus menaçant, ce qui ne se verrait pas du tout en 2D… ».

C’était mon premier film 3D, celui de Martin aussi, et nous avons appris ensemble à manier cette nouvelle technologie. En plus de nous faire passer de bons moments en le créant, ce film représentait aussi quelque chose de magique pour nous puisqu’il s’agit d’un hommage au père du cinéma, de notre métier. Il y avait une grande unité dans la production de ce film, chacun jouait son rôle comme les différentes pièces d’une horloge pour donner vie à la vision de Martin. Ce n’est pas si souvent que l’on voit autant de gens travailler dans une telle harmonie : nous avions un peu l’impression d’être une équipe sportive en train de faire un championnat exceptionnel !

 

Les séries TV rencontrent une popularité croissante ; pensez-vous qu’elles offrent un bon contexte pour expérimenter avec les effets spéciaux ?

R.L. : La télévision elle-même a énormément changé, elle a cessé d’être le parent pauvre du cinéma. Les séries TV utilisent aujourd’hui les mêmes caméras, la même qualité d’image, la même résolution – parfois même une résolution supérieure au cinéma – et les acteurs eux-mêmes passent maintenant volontiers d’un univers à l’autre, alors qu’à une époque on était soit acteur de cinéma, soit acteur à la télévision.

Les réalisateurs plébiscitent également ce format, qui leur permet de raconter une histoire en dix heures s’ils le souhaitent. D’ailleurs, le cinéma se présentait autrefois sous forme de séries, et quand Martin Scorsese était enfant il allait au cinéma pour regarder le dernier « épisode » de tel ou tel film… Et qui n’aimerait pas voir un film de Scorsese qui durerait dix heures et dans lequel il explorerait les moindres recoins de son univers ? Je pense que les séries TV sont un format passionnant qui a perdu les connotations négatives qui le caractérisaient autrefois.

 

Quels conseils pourriez-vous donner aux jeunes talents qui se destinent à une carrière dans les effets spéciaux ?

R.L. : Le premier conseil, c’est tout simplement de se lancer ! Filmez une petite scène et essayez de recréer les effets d’un spécialiste que vous admirez, par exemple Dennis Muren ou Ken Ralston : en faisant cela de A à Z, vous apprendrez bien plus qu’en suivant un cours théorique. Quand on fait soi-même des expériences, on voit tout de suite quand quelque chose ne va pas et on peut le corriger. Au fil du temps, on devient forcément meilleur, et quand on a enfin l’occasion de travailler sur un plus grand projet au cinéma ou à la télévision, on a déjà de l’expérience ! Quand j’ai commencé, ce n’était pas possible, parce que nous n’avions pas tous ces outils pour nous former en autodidactes.

Un autre conseil, c’est de se mettre à la place du réalisateur : pourquoi la caméra est-elle ici et non là ? Pourquoi cet éclairage a-t-il été choisi ? Qu’est-ce qui est dans le cadre ? Quelle histoire ce film raconte-t-il ? En répondant à ces questions, on peut beaucoup apprendre sur la voie à suivre pour les effets spéciaux. Si on oublie qu’il y a une histoire derrière le film, alors on ne peut même pas savoir si le résultat est bon puisqu’il n’y a rien à quoi se rattacher. Les effets spéciaux, ce ne sont pas que des écrans verts, des maquettes et des images de synthèse : c’est du cinéma. On ne peut pas se dispenser d’être aussi un cinéaste.

 

Pensez-vous qu’il y ait des liens entre le cinéma et les jeux vidéo ?

R.L. : C’est une question difficile… les films mettent l’accent sur la narration, tandis que l’interactivité des jeux vidéo fait que tout n’est pas planifié avec soin. C’est un peu comme si on faisait un film sans script. Nous allons certainement utiliser des moteurs de jeu vidéo pour créer des films à l’avenir, et les aspects mécaniques peuvent donc être très proches, mais l’élément narratif manque dans le jeu vidéo : on peut raconter une histoire en 8 mm ou avec une caméra Alexa en 65 mm, et la démarche reste la même. Ce n’est pas une question de caméras ou d’outils, mais de talent de cinéaste. Pour moi, le jeu vidéo ne permet pas cela.

 

Nos remerciements à Laurent Mannoni et Élodie Dufour pour l’organisation de cette interview.

 

Article paru pour la première fois dans Mediakwest #36, p. 36-40. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.