Une nouvelle chaîne éducative

Rencontre avec Ronan Letoqueux, producteur de la chaîne YouTube « La maîtresse part en live » née pendant la période inédite de confinement.
Marie-Solène avec l’une des mascottes de la chaîne, P’tit Loup. © NES Production

La période de confinement a libéré l’énergie et l’imagination pour défricher des nouveaux modes de communication. Depuis les apéros Skype, en passant par les orchestres virtuels, la visite de musées ou la retransmission de spectacles jusqu’aux plates-formes éducatives, les initiatives ont été innombrables. Pour l’enseignement, et plus particulièrement les écoles maternelles, la chaîne YouTube « La maîtresse part en live » a retenu notre attention.

 

La chaîne YouTube « La maîtresse part en live » (ou LMPEL) a démarré sa première émission en direct le 23 mars dernier, soit huit jours après l’annonce du confinement. Elle a été créée à l’initiative de Marie-Solène Letoqueux, professeur des écoles en maternelle près de Fougères, associée à son mari, Ronan. Ce dernier dirige une société de production, Nerd Entertainment System, intervient dans l’univers de la vulgarisation scientifique et culturelle et explore de nouvelles formes d’écriture audiovisuelle sur YouTube.

Leur objectif est d’amener l’école maternelle aux enfants retenus à la maison, grâce à une émission en direct d’une heure, chaque après-midi en semaine, sauf le mercredi. Avec leur expérience des réseaux sociaux, ils associent les émissions à un espace d’échanges sur Discord et Facebook de manière à créer une véritable communauté entre les parents et les enseignants, et ce bien au-delà des murs de la classe de Marie-Solène.

Leur chaîne a connu très vite un véritable succès puisque les directs sont suivis par une audience allant de 3 000 à 9 000 familles selon les jours. Les émissions, toutes consultables en replay, sont plébiscitées avec un nombre de vues compris entre 70 000 et 100 000. Nous nous sommes entretenus avec Ronan Letoqueux pour découvrir les recettes de ce succès et comment ils ont organisé aussi rapidement la production de cette chaîne.

 

Mediakwest : Pouvez-vous nous décrire le démarrage de LMPEL ?
Ronan Letoqueux : Pour ma part, ça va faire bientôt dix ans que j’interviens dans la production pour le web. J’ai débuté dans l’univers du jeu vidéo. Depuis quatre ou cinq ans nous expérimentons la diffusion en streaming. Et petit à petit j’ai travaillé sur des projets de compétition d’e-sport comme l’Ultime Décathlon. Chaque joueur nous envoie son flux vidéo et nous choisissons celui qui sera diffusé en temps réel sur YouTube en commentant les parties. Nous avons ainsi développé la technologie qui nous permet de centraliser la réalisation avec Romain Desveaux qui est installé à Limoges, alors que les joueurs et les commentateurs sont éparpillés partout dans le monde. Cela fait trois ans que nous développons ces outils avec des solutions assez légères en termes de mise en place.

 

Une chaîne TV lancée en une semaine

M. : Vous avez monté la chaîne LMPEL en quelques jours…
R. L. : Quand la fermeture des écoles a été annoncée le 12 mars, j’ai dit à ma femme qu’on était partis pour au moins deux mois d’arrêt. En voyant ma nièce ou les enfants de mes copains, je pensais que les parents n’allaient pas tenir sur cette durée avec les enfants coincés à la maison. Ma femme de son côté a toujours exprimé le souhait d’ouvrir l’école aux parents. Elle regrette que certains aient parfois la sensation que la maternelle c’est un peu une garderie et qu’on y fait juste des jeux. L’idée, c’était d’amener l’école à la maison et que les parents pour la première fois puissent voir en direct comment se déroule la classe. C’est comme ça que nous avons imaginé l’émission. Elle intervient comme si les enfants étaient présents devant elle, pour leur donner cette stimulation à distance. Son déroulement est complété par des petits messages adressés aux parents afin qu’ils découvrent que chaque activité a sa raison propre avec une structure qui est, en fait, hyper importante pour les enfants.

J’ai demandé à Marie-Solène de résumer comment est organisé l’essentiel d’une journée de classe. Elle m’a expliqué qu’il y a des rituels chaque matin, ensuite qu’avec les enfants elle lit des histoires. À d’autres moments les activités sont organisées autour d’ateliers. C’est donc à partir de ces éléments que nous avons construit la trame de l’émission et qu’ensuite j’ai travaillé avec les techniciens qui m’entourent en association avec une graphiste, Emma Morel. J’ai contacté aussi Florent Garcia, un musicien/ami sur YouTube pour qu’il nous compose un petit jingle. J’ai créé un compte chez Audio Network pour disposer de musique d’illustration. Et c’est ainsi que la première émission a été diffusée dès le 23 mars.

 

M. : Au cours de l’émission, vous diffusez d’autres contenus que ceux filmés en plateau ?
R. L. : Nous reprenons des comptines de la chaîne YouTube « Le Monde des Titounis » avec leur accord. Et il y a aussi les livres que Marie-Solène lit avec les enfants. À chaque fois nous contactons les auteurs pour obtenir leur autorisation. Sinon tout le reste de l’émission est intégralement fabriqué par nous.

 

Un home TV studio

M. : Comment est aménagé votre plateau ?
R. L. : J’ai installé ma société de production dans notre maison où j’ai réservé 50 m2 pour mes activités professionnelles. Le plateau est installé dans une pièce assez profonde afin d’avoir assez de recul pour les caméras. C’est un lieu que j’utilise régulièrement pour des petits tournages. Donc je sais comment l’éclairer, même si c’est un peu bas de plafond. C’est parce que nous connaissions le lieu que nous avons pu monter l’émission aussi vite.

Pour la prise de vue, j’utilise une Panasonic GH5 comme caméra principale sur Marie-Solène. J’ai ressorti du placard une ancienne caméra Sony que j’ai fixée sur un rail de travelling avec une tête automatisée pour faire un plan latéral avec une petite rotation. Enfin il y a une webcam qui sert à filmer verticalement la table quand Marie-Solène manipule des objets, écrit ou dessine.

Les trois caméras sont raccordées à mon ordinateur sur lequel tourne vMix, un logiciel de mélange vidéo orienté streaming. J’utilise l’option vMix Call pour transmettre via la fibre optique les images des trois caméras vers notre réalisateur à Limoges. La fonction vMix Call est un outil créé pour accueillir dans vMix, quatre personnes qui discutent comme dans un Skype, mais sans délai et avec une bien meilleure qualité car cela fonctionne sans serveur intermédiaire.

Romain récupère ces signaux sur une station équipée aussi en vMix et il effectue le mixage final en y incorporant les séquences enregistrées et l’habillage graphique. Le logiciel vMix est très orienté web et fournit les outils d’encodage qui tournent sur une seconde machine. Depuis Limoges, le final remonte vers YouTube et Facebook avec les réglages spécifiques à chaque service.

Le final est aussi renvoyé directement à Fougères via un autre canal vMix Call pour que Marie-Solène voie le retour antenne sans trop de latence. Tout cela est rendu possible car nous sommes raccordés à la fibre optique ici à Fougères et là-bas à Limoges. Chaque signal de caméra est encodé à 6 Mb/s, qui correspondent au débit maximal de YouTube.

 

Créer une communauté autour de la chaîne

M. : En plus de la chaîne YouTube, vous avez créé une communauté sur Discord ?
R. L. : Oui, pour nous c’est très important. Le projet de la chaîne « La maîtresse part en live » va plus loin que la diffusion d’un simple programme. L’enjeu, c’est de créer une vraie communauté autour de la classe. Tous les projets que je gère s’appuient sur la mise en place d’un groupe d’échanges sur Discord. À l’origine, c’est un outil de gestion de communautés très orienté « gamer » qui mélange des forums, du chat et de la visio, à mi-chemin entre Skype et Slack.

Nous tentons de développer un aspect que la production audiovisuelle classique ne maîtrise pas forcément. Il s’agit de l’animation d’une communauté autour d’un programme qui déborde l’émission en elle-même. Nous mettons tout en place pour que cette communauté puisse interagir avec l’émission. Si nous la diffusons en direct c’est pour cela ! Nous aurions pu aussi créer une page sur Facebook, mais cela était difficile pour nous de la gérer en termes de community manager. Le site « momes.net » nous a proposé de reprendre le live sur leur page. Nous avons accepté car ils avaient du contenu, l’expérience de la diffusion et les modérateurs pour animer la communauté de leur côté.

À notre avis, on ne peut pas installer un enfant de quatre ans devant la TV pendant une heure et espérer être tranquille. Dans cette période de confinement, notre objectif c’est d’amener l’école à la maison et qu’il soit accompagné par un parent, un grand frère ou une grande sœur pour partager avec lui et faire les exercices ou les ateliers comme à l’école.

Toutes les ressources affichées dans le décor et tous les éléments utilisés lors des ateliers sont disponibles sur un serveur Google Drive. Les parents peuvent aller les chercher et les imprimer. Les enfants recréent alors le décor de la classe chez eux à la maison. Nous recevons d’ailleurs sur Discord plein de photos de pièces redécorées aux couleurs de la classe. L’idée c’est d’emmener toute l’ambiance de l’école chez l’enfant, là où il est confiné.

L’aspect communautaire va beaucoup plus loin qu’une simple émission de YouTube. Discord est devenu une véritable plate-forme d’échanges. Onze mille personnes y sont inscrites et du coup nous avons deux modérateurs en permanence. Il y a des messages d’entraide, des échanges de photos ou de conseils. Les spectateurs s’approprient l’émission et beaucoup de parents ou d’autres enseignants proposent des idées d’ateliers ou des titres de livres.

 

M. : En associant le live et les échanges sur Discord, vous avez réussi à recréer un espace scolaire à distance ?
R. L. : Marie-Solène est devenue la maîtresse de beaucoup d’élèves pendant le confinement. Cet aspect interactif intéresse l’Éducation nationale et des chercheurs en sciences de l’éducation vont analyser son impact. Le rythme des interventions et des questions posées en live par Marie-Solène aux enfants est aussi un élément important. Il y a beaucoup d’exemples rapportés sur Discord où les enfants hurlent les réponses et que parfois ils se plaignent à leurs parents que la maîtresse ne les écoute pas !

 

La diffusion continue au-delà du confinement

R. L. : Grâce aux messages adressés sur Discord, nous découvrons que l’impact de LMPEL va bien au-delà de la classe de Marie-Solène. Nous avons reçu des messages de familles résidant en Nouvelle-Zélande, en Uruguay ou au Québec. Le programme est très apprécié des familles à l’étranger et en particulier celles qui ne maîtrisent pas parfaitement le français. Cela les aide à partir sur de bonnes bases pour transmettre la langue à leur enfant. Autre découverte sur Discord, les témoignages de parents d’enfants handicapés auxquels l’émission a permis de se rapprocher de l’école lors de cette période d’éloignement.

Au lancement de notre chaîne YouTube, notre projet devait se limiter à la durée du confinement à la maison. Et lorsque la date de sa levée commençait à se préciser, Marie-Solène a laissé entendre que les directs de LMPEL allaient bientôt s’arrêter. Une pétition a été lancée en ligne pour demander sa poursuite. Récemment le recteur de l’académie de Rennes nous a contactés pour nous demander de poursuivre la chaîne et a décidé de décharger Marie-Solène de sa classe pour qu’elle continue à préparer et à animer l’émission. La chaîne continuera donc ses diffusions jusqu’à la fin de l’année scolaire. Pour la suite de l’aventure, il nous faut structurer un vrai projet et mettre en place une production dans des conditions réelles. Pour l’instant, une partie de l’équipe est bénévole. Nous avons d’ailleurs monté un financement participatif pour prendre en charge une partie des frais de production.

Article paru pour la première fois dans Mediakwest #37, p. 54-56. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.