Ross Video, l’humain en première ligne

À l’occasion de son passage en France, nous avons interviewé David Ross, fils du fondateur de Ross Video et actuel PDG. Il nous parle de sa vision du marché, des différents enjeux de l’entreprise face à l’IA et au défi climatique.
Ross Vidéo, une entreprise familiale qui ne cesse de progresser. © DR

 

Ross Video fait partie des sociétés les plus importantes sur le secteur du broadcast, tant par sa gamme étendue de produits que par la philosophie de l’entreprise, tournée vers l’humain. Elle conçoit, fabrique des équipements pour les diffuseurs, mais aussi pour le secteur corporate.

 

Stephan Faudeux : Vous avez été à la rencontre de vos clients en Europe et au Moyen-Orient ; avez-vous remarqué des différences entre ces deux marchés en termes de retours clients ?

David Ross, actuel PDG de la société. © DR

David Ross : Tout à fait. Au Moyen-Orient, certains pays en sont à une phase différente de leur cycle économique par rapport à ce que nous connaissons en Europe, ce qui se traduit notamment par des revenus différents. Et puis il s’agit d’un marché moins mûr : même si Ross est présent au Moyen-Orient depuis longtemps, le marché y est moins développé qu’en Europe et en Amérique du Nord. Pour caricaturer un peu, on pourrait dire que lors de mes voyages en Europe je rencontre surtout de vieux amis, et au Moyen-Orient ce sont de nouveaux amis !

 

Cette dernière tournée au Moyen-Orient était-elle importante pour vous ?

Les visites que je fais sont très importantes, que ce soit pour moi-même, pour Ross Video ou pour les clients. Il n’y a rien de mieux que d’aller sur le terrain. Comme disait mon père : « On ne trouve pas de réponses dans une salle de réunion, mais en allant auprès des clients. » Je suis convaincu que les meilleures décisions sont celles qui s’appuient sur une expérience directe de ce que les clients demandent, de ce qui leur plaît et de ce qu’ils souhaiteraient voir développer.

Cette expérience de terrain est devenue encore plus importante depuis le Covid car, avec le télétravail, les équipes n’ont plus de liens aussi forts. C’est pourquoi je tenais beaucoup à me rendre sur place pour rencontrer des commerciaux, y compris des commerciaux que je ne connaissais pas encore.

J’ai la chance d’avoir une excellente vue d’ensemble de Ross Video, de son histoire et de sa stratégie ; je peux partager tout cela avec les commerciaux. Ma visite peut même être l’occasion de donner un coup de pouce aux commerciaux : je ne m’explique pas précisément pourquoi, mais il m’est arrivé de « débloquer » des situations difficiles qu’ils pouvaient rencontrer avec des clients locaux.

Enfin, du point de vue client, c’est certes une chose que d’apprécier un produit et d’être en contact avec un commercial qui représente la marque, mais c’en est une autre que d’avoir l’occasion d’échanger avec le président de cette marque. Les clients apprécient beaucoup ces échanges, moi aussi !

 

Ross Vidéo dispose d’un catalogue de produits très large, avec une place importante sur la machinerie. © DR

 

Vous avez récemment fêté le cinquantième anniversaire du premier mélangeur créé par votre père. Que pense-t-il de Ross Video aujourd’hui ?

À 88 ans, mon père a encore bon pied bon œil puisqu’il pilote des avions et siège à notre conseil d’administration, même s’il y joue maintenant un rôle plutôt passif. Lorsqu’il a fondé son entreprise le 2 janvier 1974 et commencé à mettre au point son premier mélangeur de production, je pense qu’il n’imaginait pas le succès que rencontre Ross Video aujourd’hui. Et quand j’ai moi-même rejoint l’entreprise en 1991, mes rêves les plus fous de l’époque ne représentaient même pas le dixième de ce que nous sommes maintenant devenus.

Cela étant dit, je peux souligner des éléments en particulier que mon père a apportés à Ross Video, résultat des leçons tirées de ses expériences précédentes. L’un d’eux, c’est un sens de la qualité, qui s’exprime notamment par le fait d’être respectueux de nos concurrents et d’offrir un service client d’exception. Mais plus que tout, ce que mon père a apporté à son entreprise, c’est une part d’humanité. Il m’a ainsi appris, par l’exemple, comment traiter les gens convenablement. J’ai d’ailleurs recueilli de nombreux aphorismes qu’il a prononcés et qui continuent, encore aujourd’hui, de guider l’entreprise. Certaines de ces maximes sont aujourd’hui inscrites dans notre charte éthique, partagée avec nos 1 300 employés, et beaucoup de ces employés peuvent même réciter ces phrases par cœur, c’est dire à quel point elles font partie de notre ADN !

Une chose qui revient souvent dans mes conversations avec les employés, c’est le fait que Ross ne ressemble à aucune autre entreprise. J’entends même des choses comme : « Vous accordez une véritable importance à votre personnel et à vos clients, et vous ne pratiquez pas la langue de bois, c’en est presque incongru ! ». À vrai dire, je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas plus d’entreprises comme la nôtre : non seulement ces pratiques sont plus éthiques, mais elles sont également préférables d’un point de vue purement commercial. Quand une entreprise tout entière œuvre dans une même direction, les clients le ressentent forcément. Ce que mon père a démarré, c’est vraiment une aventure extraordinaire.

 

L’équipe française de Ross Vidéo s’est agrandie ces dernières années. © DR

 

Parmi l’impressionnante gamme de produits Ross, certains sont plus traditionnels tandis que d’autres représentent des passerelles vers de nouvelles technologies et architectures. Qu’est-ce que cela implique pour vous en termes de recherche et de développement ?

C’est vrai que notre portefeuille de produits est très, très vaste… et qui plus est, il a quelque chose d’unique, et je vais vous dire pourquoi. Quand on est un entrepreneur, ou même un dirigeant d’entreprise plus traditionnel, on a tendance à rester dans son domaine : si je m’y connais en mélangeurs, je fais des mélangeurs. Si je m’y connais en robots, des robots. En logiciels, des logiciels. Et ainsi de suite. C’est très difficile, pour une entreprise, de changer de cap : avec la transition de l’analogique vers le numérique, par exemple, cette incapacité à changer peut être fatale. Mais quand on regarde Ross et ses cinquante ans d’existence, on remarque quelque chose de différent. Cette longévité est peu courante dans les secteurs de haute technologie, surtout sans rachat par une entité plus grande et sans investissements extérieurs.

Si notre recette fonctionne, c’est en partie parce que nous avons compris une chose essentielle : avec le bon personnel et une stratégie cohérente, on peut tout faire. Je sais que c’est un poncif, pourtant c’est vrai. Les projets les plus fous deviennent possibles. Quand j’ai compris que la robotisation se prêtait très bien à l’automatisation de production, aux graphismes ou encore à la réalité augmentée, je suis allé voir mon responsable de production et lui ai annoncé : « Nous allons fabriquer des robots ! ». Et il a répondu : « Absolument pas. Nous savons produire des circuits électroniques et des boîtiers métalliques, mais nous ne savons pas faire un robot ». Mais j’étais certain que nous en étions capables. Il s’agissait, d’une part, de racheter des entreprises qui possédaient l’expertise nécessaire et, d’autre part, de respecter cette expertise. Cette démarche, qui nous a permis d’élargir notre gamme de produits technologiques, nous l’avons réussie pas moins de dix-neuf fois. Ross est ainsi devenu un véritable terrain de jeux pour les ingénieurs.

J’ajouterai que, parfois, des employés me disent : « Là, on va trop loin : une seule entreprise ne peut pas proposer des solutions cloud, des logiciels, des services, des équipements, etc. ». Et dans ce cas, ma réponse consiste à rappeler le profil de certains de nos clients. En effet, il y a parmi eux des responsables techniques de studios de télévision qui savent tout sur ce que nous fabriquons, sur ce que nous ne fabriquons pas, et sur les émetteurs par-dessus le marché. Si nos clients sont capables de comprendre tout ce que nous faisons et même plus, alors ça ne doit pas être un problème pour nous.

 

Le père de David Ross, fondateur de l’entreprise et créateur du premier mélangeur Ross il y a cinquante ans. © DR

 

Il y a beaucoup de buzz autour de l’IA ; qu’en pensez-vous ? Utilisez-vous l’IA dans vos produits ?

C’est un sujet qui me fascine, et je suis d’ailleurs sans doute le plus grand passionné d’IA dans l’entreprise ! J’ai touché à l’informatique et à la programmation pour la première fois il y a cinquante ans, et l’idée de l’intelligence artificielle a toujours été l’un de mes rêves. Tout d’abord, il y a de nombreux types d’IA, et également de nombreux usages qui peuvent en être faits. Nous utilisons par exemple l’IA pour nos systèmes de gestion des actifs (MAM), qui génèrent automatiquement des métadonnées à partir de contenus numériques. Nous avons ensuite l’outil Vision[Ai]ry, pour le suivi automatique des visages, qui s’intègre avec nos caméras robotisées et a demandé plus d’efforts et une connaissance plus pointue de l’IA.

Ces deux exemples sont des applications de l’IA au domaine des images, mais la technologie peut également être utilisée pour le développement de projets : la plupart des employés de Ross Video ont ainsi accès à l’intelligence artificielle et sont vivement encouragés à y avoir recours. Je suis convaincu que nous y avons gagné en efficacité, et que nous avons à présent une bien meilleure vue de ce dont l’IA est capable en pratique.

Je peux même vous dévoiler un aperçu d’une évolution future : l’IA peut être utilisée pour le service client. Je ne parle pas de mettre en place un simple robot qui prendrait en charge les demandes des clients, mais plutôt d’une ingestion par l’IA des manuels de tous nos produits, ce qui permettra aux utilisateurs d’accéder à l’information en posant des questions dans n’importe quelle langue. Ici, il ne s’agit pas d’une IA intégrée à l’un de nos produits, mais d’un outil destiné au client et qui lui donne des réponses pertinentes très rapidement. Cela ne changera rien à la manière dont nous organisons notre assistance technique ; les utilisateurs auront simplement une nouvelle voie supplémentaire d’accès à l’information.

 

Ross Video a-t-il pris des engagements en matière de protection de l’environnement et de réduction de son empreinte carbone ?

À titre personnel, je suis très préoccupé par l’avenir de ma planète. Mes enfants prévoient un avenir chaotique, et je pense que nous avons le devoir de ne pas laisser la planète dans un état encore pire que nous l’avons trouvée. Malheureusement, je pense que les choses empireront avant, je l’espère, de s’améliorer de nouveau. Côté production, par exemple, lorsque nous avons agrandi notre usine, nous avons fait en sorte qu’elle soit alimentée à 94 % par des sources d’énergie décarbonée. Nous avons remplacé les systèmes de chauffage et de climatisation par des pompes à chaleur, nous avons entièrement revu l’isolation, et ainsi de suite. De plus, le parking est équipé de vingt bornes de recharge pour voitures électriques, le toit de l’usine est couvert de panneaux solaires qui produisent parfois plus que nous ne consommons. Ces initiatives sont très coûteuses, mais elles démontrent notre engagement environnemental.

Côté produits, nous sommes très attentifs à l’efficacité énergétique. Cela fait des années que je demande à nos ingénieurs de réduire le plus possible le nombre de branchements et de sources d’alimentation dans nos produits : cela se traduit par des équipements plus efficients. En effet, dès que l’on fait passer un signal d’une carte électronique à l’autre, et à plus forte raison d’un équipement à l’autre, la consommation énergétique grimpe en flèche. C’est pourquoi nous nous efforçons de garder le plus d’éléments possible au sein d’un même boîtier, de réduire le nombre de branchements et de simplifier la conception des boîtiers eux-mêmes sans pour autant réduire leurs performances. La plate-forme Ultrix hyperconvergée est l’exemple parfait de cette approche puisqu’elle rassemble en un seul boîtier une série de fonctions : routeur, traitement de signal, mélangeur de production, multiviewer, traitement audio, et plus encore. Je n’ai pas les chiffres exacts en tête, mais nous avons réduit la consommation de l’ordre de 90 %.

 

La plateforme de processing Ultrix plébiscitée par les clients. © DR

Ce qui est intéressant, c’est que dans le même temps nous proposons des produits logiciels, y compris dans le cloud ; certains de nos partenaires pour le cloud font d’ores et déjà des efforts pour l’environnement, d’autres annoncent qu’ils seront décarbonés d’ici à une certaine date, d’autres encore ne semblent pas s’en soucier. En tout cas, lorsque vous achetez un Ultrix, vous avez l’assurance qu’il s’agit de l’un des équipements les plus respectueux de l’environnement sur le marché. Et pour ma part, je pense que ce sujet devrait être faire l’objet d’une plus grande attention.

 

Quelle est votre vision du marché du broadcast et de son évolution future ? Comment Ross Video se positionne-t-il sur ce marché ?

Si seulement j’avais une boule de cristal ! Ce que je sais, c’est que l’avenir est très complexe. Je me souviens d’une époque, révolue, où la seule question que l’on se posait était de savoir s’il fallait utiliser SDI 525 ou 625. Aujourd’hui on parle de SD, HD, 1080i, 1080p, 4K, 8K, au format SDI, 12G-SDI, 2110, SRT, sur des plates-formes matérielles, logicielles, sur site, dans le cloud, avec un modèle de production interne, avec des cars-régie, en REMI, entièrement distribué…

Rien que sur les cinq ou dix dernières années, le nombre de différentes possibilités à envisager a augmenté de façon exponentielle. Le paysage du broadcast a totalement changé, et le secteur tout entier est très préoccupé par l’impact du numérique et des géants du streaming. Mais pour moi, en tant que fabricant, ces géants du streaming sont maintenant mes clients, ce qui ne simplifie pas les choses… même si, je le reconnais, cela nous donne l’occasion d’élargir notre offre.

Dans un secteur à l’avenir aussi incertain, il est particulièrement important de garder en tête la rentabilité et l’efficience des produits que nous mettons au point. Il y a vingt ou trente ans, si vous possédiez une chaîne de télévision ou un studio de médias, c’était pratiquement comme si vous aviez votre propre planche à billets : vous pouviez vous permettre d’acheter les équipements les plus coûteux, de vous lancer dans les projets les plus ambitieux. Aujourd’hui, il faut faire bien plus attention. Si vous investissez trop dans des équipements pour vos employés, l’année prochaine vous devrez faire face à une importance dépréciation et devrez alors trouver de nouvelles sources de revenus… ou réduire vos coûts en vous débarrassant de ces mêmes employés pour qui vous avez acheté l’équipement ! C’est un véritable jeu d’équilibriste, qui implique d’importantes responsabilités à la fois sociales et commerciales. Tout l’enjeu pour nos ingénieurs, c’est d’aider à rendre ce jeu d’équilibriste un peu moins ardu.

Article paru pour la première fois dans Mediakwest #56, pp 84-87