L’eSport entre dans la cour des grands (partie 1)

« L’eSport, c’est comme dans « Matrix », une fois qu’on a pris la pilule rouge, on le voit partout », sourit Diego Buñuel, directeur des documentaires, producteur de « Game Fever », documentaire plongeant dans les Arénas en Corée du Sud et le star system des joueurs professionnels. Née dans les années 1990 en Corée du Sud, la compétition de jeux vidéo en ligne et en multijoueurs, ou eSport, y est structurée depuis quinze ans. Cette pratique a le vent en poupe en France depuis une paire d’années. *
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Médias, annonceurs, marques se ruent sur ce nouvel eldorado, « découvrant » ces compétitions de jeux vidéo, amatrices ou professionnelles. Gain de visibilité et de sympathie pour les marques, productions d’émissions TV bien moins chères que celles consacrées aux sports traditionnels, positionnement des grands acteurs des médias sur la cible des Millennials… l’eSport est enfin partout et les experts (joueurs professionnels, analystes, coachs, commentateurs, etc.) qui œuvrent dans l’ombre récoltent le fruit de dix ans d’un développement discret.

 

Un eSport politiquement correct

L’eSport n’est pourtant pas né ex-nihilo. « C’est un sujet à la mode. En fait, les compétitions de jeux vidéo existent pratiquement depuis la naissance même des jeux ! Dans les années 80, les championnats du monde de Space Invader aux États-Unis remplissaient des hangars et la dotation atteignait déjà les 10 000 dollars », explique Cédric Page, directeur général gaming chez Webedia, initiateur dès 2002 de Millenium, une structure dédiée à l’eSport.

Si les championnats du monde du jeu vidéo remplissaient déjà Bercy en 2006, la popularité de l’eSport s’est accélérée grâce à l’essor de la vidéo en ligne dès 2011-2012, éveillant du coup les appétits des annonceurs et la curiosité des médias, en mal d’audience jeune. Avec un versant professionnel très comparable à celui des sports traditionnels (joueurs professionnels, analystes, commentateurs spécialisés, etc.), des tournois ou des shows portés par des marques (Samsung, Intel, Coca-Cola), l’eSport tient de l’événementiel et réunit dans son histoire les piliers incontournables que sont les organisateurs de tournois.

Et comme tout sport, le versant amateur est aussi extrêmement important. S’il est pourvoyeur de talents, il est surtout composé de tous les fans qui lui permettent d’avoir une existence économique viable. L’eSport a en effet cette particularité, reflet de son aspect digital : il a « pris vie » grâce à ses communautés, elles-mêmes structurées autour d’un jeu ou d’un tournoi.

« J’ai vécu l’eSport du temps de l’entre-soi. On se disait alors qu’il n’y avait pas de raison qu’il existe des communautés de foot ou d’autre sport et que nous ne puissions pas en créer une autour des jeux qui nous passionnaient. Aujourd’hui, nous sommes dans un modèle où l’on s’apparente à celui du sport traditionnel ou du spectacle », ajoute Cédric Page.

Ces communautés se retrouvent autour de nouveaux influenceurs que sont les joueurs professionnels. Animer ces millions de fans est d’ailleurs l’une des parties importantes du travail du joueur professionnel ; il se doit à ses admirateurs et garde le lien via les réseaux sociaux.

 « En 2010, les Coréens estimaient que la France avait dix ans de retard dans l’eSport ! Nous avons aujourd’hui une base de sociétés, dotée de réelles expertises. Elles génèrent des revenus et sont dirigées par des personnes qui connaissent leur sujet. L’eSport a été fortement crédibilisé grâce au rapport parlementaire du sénateur Jérôme Durain et du député Rudy Salles, accompagné d’une importante campagne médiatique », souligne Samy Ouerfelli, directeur général en France de l’Electronic Sports League (ESL, Turtle Entertainment), une des sociétés phares du marché de l’eSport.

En France, grâce à un lobbying intelligent porté par les professionnels de l’eSport (regroupés depuis avril 2016 au sein de l’association France eSports) et le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL), le jeu vidéo et sa pratique professionnelle sont dorénavant inscrits dans la loi pour la République numérique (article 42), votée le 25 novembre 2016. En créant un statut de joueur professionnel, encadrant juridiquement leurs contrats, les professionnels de l’eSport entrent dans une nouvelle ère. Cette étape rassure les néophytes et les investisseurs, tout en intégrant socialement les loisirs numériques des citoyens « digital natives », les très convoités Millennials.

 

Monétiser à tout prix un contenu diffusé gratuitement

Près d’un internaute sur deux de plus de 15 ans a entendu parler de l’eSport au cours de décembre 2016 selon Médiamétrie. L’amateur-type est un homme entre 15 et 34 ans, de classe moyenne-supérieure. Plus d’un quart de ces internautes (26,9 %) déclarent d’ailleurs vouloir suivre une compétition d’eSport. Ce taux de participation atteint même 44,2 %, chez les hommes de 15 à 34 ans.

La France reste encore en retrait par rapport au reste du monde, les revenus de l’eSport étant estimés à 30-40 millions d’euros en 2016 en France. Selon Newzoo, spécialiste des datas en jeu vidéo, le marché de l’eSport mondial pèserait 493 millions de dollars en 2016, affichant une croissance de 52 % par rapport à l’an dernier et atteindrait 1,1 milliard de dollars d’ici à 2019. Avec 148 millions d’amateurs d’eSport et 144 millions d’occasionnels dans le monde, son audience fait rêver.

Ses contenus sont diffusés sur des plates-formes dédiées aux jeux en réseau, dont Twitch, rachetée par Amazon en avril 2014 pour 970 millions de dollars. Le nerf de la guerre de l’eSport tient en un mot : monétisation. « Nous devons trouver un modèle économique, pour que l’eSport, dans tous ses états, soit rentable », indique Samy Ouerfelli. Plusieurs acteurs sont en jeu avec des places dorénavant bien définies. Si elles cumulent parfois les activités, la maturation du marché de l’eSport a entraîné de nouvelles alliances et une contraction autour du produit-phare qu’est le jeu vidéo, la licence.

« La spécificité de l’eSport est que l’éditeur du jeu vidéo est propriétaire du terrain de jeu, il est l’ayant droit », ajoute-t-il. Cette spécificité est aussi l’un des éléments structurants de l’eSport, il varie selon le niveau d’engagement et de contrôle de ces ayants droit.

L’éditeur Riot Games, éditeur de League of Legend (LOL), un des mastodontes de l’eSport, contrôle tout, validant toutes les compétitions officielles de LOL sur le circuit mondial, mais aussi le choix des joueurs. Ils éditent, fabriquent et diffusent les contenus sur leur site. « C’est l’objectif à terme pour tous les éditeurs. D’autres s’appuient sur des organismes comme l’ESL ou l’ESWC (Electronic Sports World Cup), qui organisent des événements indépendants et diffusent des contenus sur leur site. Ce sont les deux types de modèle qui existent », explique Jérémy Somville, chef de produit chez Ubisoft.

L’éditeur français revient à l’eSport avec Rainbow 6, un jeu spécifiquement pensé et développé pour la compétition. Il s’appuie sur l’ESL avec qui il a développé une compétition, composée de trois saisons, dotée entre 75 000 et 100 000 dollars. Sur Just Dance, Ubisoft s’est allié à l’ESWC (Webedia), une autre société spécialisée dans l’eSport.

 

L’explosion du streaming…

« Depuis que des sponsors s’y intéressent, cela permet plus d’événements, avec plus de moyens, des équipes qui se professionnalisent, plus de spectacle. Le streaming génère aussi ses revenus propres via des pré-rolls et autres publicités, rendant ce modèle économique rentable », souligne Cédric Page de Webedia.

Lors des tournois réunissant sur site des milliers d’amateurs, le streaming est incontournable. « Personne n’imagine faire un gros événement sans le streamer. Même quand la compétition se déroule hors ligne, si elle dure 20 heures, elle va être intégralement broadcastée sur une TV digitale », ajoute Samy Ouerfelli d’ESL.

Grâce au développement d’Internet, l’eSport est passé des compétitions où les joueurs se rencontrent physiquement, à des affrontements avec un public restreint d’invités dans des studios à l’instar des six studios d’ESL, dont le dernier, situé à Ivry-sur-Seine, a été ouvert en novembre 2016. ESL a une implantation internationale solide avec un studio en Australie, Allemagne, Pologne, Angleterre, et deux aux États-Unis.

Si l’ADN du groupe se situe dans l’organisation de tournois sur internet, via ESL Play, au fur et à mesure, il s’est spécialisé dans la diffusion en ligne répondant à l’essor des plates-formes de diffusion en ligne. « Notre objectif n’est pas, dans nos studios, de créer une Arena avec des places que nous vendrons en ticketing. Nous récompensons ici nos communautés, qui nous suivent sur les réseaux sociaux, sur notre webTV. Ils pourront gagner des places afin de suivre des compétitions, rencontrer les joueurs, etc. Ces communautés sont fondamentales, elles permettent à notre business de se pérenniser. Ces espaces vont aussi accueillir des invités pour nos partenaires, pour des événements comme la Ligue nationale en partenariat avec Vivendi. C’est un grand saut pour ESL en France », souligne Samy Ouerfelli.

Même constat à l’eSport Arena chez Webedia, inauguré en octobre 2015. « Cette Arena, majoritairement dédiée à capturer des images que l’on diffuse sur Internet, peut aussi accueillir des compétitions. Nous organisons régulièrement des compétitions pour nos partenaires. En 2016, elles sont au nombre de 80 », précise Cédric Page, indiquant que l’Arena n’est pas uniquement dédiée au eSport, Webedia étant aussi en charge de Mixicom, la régie publicitaire des youtubers Cyprien, Norman et Squeezie.

Si ce streaming est décorrélé des compétitions, il est diffusé en continu sur des webTV (Ogaming, Eclypsia, Millenium TV, ESL TV, etc.). Celles-ci commentent en permanence ce qui se passe sur le web, leurs propres compétitions ou celles des éditeurs auxquels elles sont affiliées. « Ce sont des commentateurs spécialisés (“casteurs”) qui paient les contenus ou les créent en streamant les parties qu’ils (“streamers”) jouent au quotidien. Ils alimentent ainsi une grille de programmes, un flux de divertissement 24 h sur 24 h », explique Samy Ouerfelli.

Ces chaînes gratuites sont bâties sur un modèle freemium, les commentateurs étant rémunérés par les internautes qui les apprécient, au gré de leur popularité ! La plate-forme Twitch a opté pour un mini abonnement, de moins de 5 dollars, qui rémunère les plus gros streamers. Preuve de l’importance du streaming, Activision Blizzard Media Networks (ABMN), une division d’Activision Blizzard, pionnier dans l’eSport avec Starcraft et éditeur de Call of Duty, a annoncé en mai dernier la création de sa propre plate-forme de diffusion, MLG.tv et la signature d’un partenariat avec Facebook, pour que MLG.tv diffuse des compétitions en direct et propose le programme eSport Reports aux 1,6 milliard d’utilisateurs Facebook.

 

… et l’avènement des grands shows

Si l’un des pans importants du marché de l’eSport est sans nul doute le streaming, les sociétés les plus solides dans ce domaine en France, ESL et Webedia suivent deux stratégies.

ESL réalise plus de 300 événements à l’année dans le monde entier, dont une centaine off line, les autres étant des événements mixtes : soit réalisés en studio et diffusés sur Internet, soit en salon et toujours diffusés en ligne. Dès les années 2006-2007, l’eSport a en effet pris de plus en plus d’ampleur dans les salons gaming comme la Paris Games Week.

« Au début, nous arrivions en salon, nous montions un stand pour un client et nous y proposions des animations. Rapidement, nous avons commencé à avoir une scène avec un show de quelques heures, puis des jours. Nous avons alors appris à le scénariser, le scripter, comme n’importe quel show télévisé », détaille Samy Ouerfelli.

Dorénavant, la mise en scène s’affine et s’affirme, elle est aux couleurs de la compétition, du jeu, ou en marque blanche. Ainsi, bouclent-ils la boucle avec le digital : Teaser en amont de la compétition, importante campagne médiatique sur les réseaux sociaux en intégrant les communautés à la communication. Tous les éléments créés, vidéos, photos, etc. permettent à l’ESL de faire vivre la compétition, même quand celle-ci est terminée, sur les réseaux sociaux pendant plusieurs mois.

Si leur métier premier est l’organisation de tournois, ESL et ESWC ont peu à peu créé des saisons de compétitions à l’instar des tournois ATP, permettant de répondre aux besoins de leurs communautés. L’ESL est à l’origine de tournois sous sa bannière de l’ESL One (une compétition avec un seul jeu en Europe, Asie et États-Unis) ou d’autres portés par une marque à l’instar des Intel Xtreme Masters, son événement le plus regardé avec pas moins de 24 millions de spectateurs en ligne et 113 000 sur site ! Selon Newzoo, spécialisé dans les data de jeux vidéo, 112 tournois ont été organisés dans le monde, affichant des revenus issus des ventes de tickets de l’ordre de 21 millions de dollars en 2015.

De son côté, Webedia consolide depuis un an sa domination sur le marché de l’eSport en France : gestion de l’équipe du PSG eSport Club, production des deux émissions hebdomadaires pour beIN Sports, rachat de Millenium (une équipe de gamers professionnels et une webTV), du site éditorial jeuxvideo.com, de l’agence de talents (commentateurs, grands influenceurs, progamers, etc.) Bang Bang Management et de la société Oxent, propriétaire de la marque ESWC, agence d’événementielle, organisatrice de tournois.

« Nous nouons généralement un partenariat classique de commercialisation avec l’éditeur de jeux, la monétisation de l’événement se fait via du sponsoring et la vente de tickets. Notre prochain show se déroule du 17 au 19 février 2017 à Paris », précise Cédric Page.

Si ces championnats attirent autant les amateurs d’eSport, les gains récoltés par les équipes gagnantes sont aussi de plus en plus significatifs. Pas moins de 61 millions de dollars ont ainsi été décernés lors des tournois organisés en 2015, indique Newzoo, constatant une hausse de 70 % par rapport à 2014. Lors de l’ESL One (Cologne), la somme à partager entre les joueurs atteignait le million de dollars.

« Avant, le plaisir était dans le fait de jouer, maintenant les internautes prennent du plaisir à visionner des joueurs, et aussi à aller les voir en vrai. Les finales des LCS (League of Legends Championship Series) en Allemagne sont, au niveau du spectacle, comparables à une finale de match de foot. Ce sont les mêmes productions qu’un concert, c’est étonnant. Cela peut venir assez vite en France, les salles s’y prêteront davantage. L’AccorHôtel Arena ou la Uarena, qui est en train d’être construite à La Défense, seront des endroits où tout sera techniquement possible et où l’on pourra mettre en place ce type d’événement », souligne Stéphane Tardivel, directeur sponsoring, partenariats, événementiel d’Orange France.

Investir dans l’eSport tient de la stratégie d’exposition de marque payante, comme l’indiquent les tournois soutenus par de grandes marques comme Coca-Cola ou Red Bull. D’autres, comme Orange, ont choisi de se positionner en tant qu’équipementier à l’instar de Acer (matériel informatique), Sandisk (mémoire) ou des marques de casque créées par d’anciens joueurs d’eSport professionnels !

Orange, déjà sponsor de l’équipe Millenium (Webedia), a décroché le gros lot le 5 janvier 2017, en devenant le principal annonceur de la e-Ligue 1, renommée Orange e-Ligue 1. « La marque Orange commencera à s’afficher lors de la finale nationale du Tournoi d’Hiver qui se déroulera à Paris les 14 et 15 janvier 2017 et prendra une part active dans la promotion du Tournoi de Printemps », précise la Ligue professionnelle de football (LFP).

L’eSport serait-il la nouvelle poule aux œufs d’or des marques ? « Il faut garder la tête froide. Nous pensons que l’eSport est là pour durer, nous en sommes aux prémices. Cette stratégie autour de l’eSport est un des pans de la stratégie d’Orange autour de la fibre, l’eSport vient parfaitement illustrer cette promesse auprès d’un public plus jeune », précise le directeur sponsoring d’Orange.

 

*Extrait de notre dossier « L’eSport dans la cour des grands » paru pour la première fois dans Mediakwest #20, p.30-39Abonnez-vous à Mediakwest (5 nos/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.

Lire deuxième partie de cet article : L’eSport entre dans la cour des chaînes TV (partie 2)


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