Mediakwest : Vous avez découvert l’e-sport il y a deux ans. Comment êtes-vous entré dans ce secteur ?
Ian Smith : J’ai découvert l’e-sport grâce à un ami qui était sponsor ; il m’a fait rencontrer des médias qui montaient des partenariats avec des équipes. Ils avaient des interrogations légales et comme j’ai une solide connaissance du droit du sport traditionnel, ils m’ont demandé de réaliser une évaluation des risques sur l’e-sport et plus particulièrement sur les questions de son intégrité. Cela n’avait jamais été fait et ils ne trouvaient aucune étude sur ce sujet puisqu’il n’existe pas de fédération, ni d’instance dirigeante. Même si cela ressemblait à mon champ de compétence, j’ai d’abord dû comprendre ce qu’est réellement l’e-sport. Je connaissais son existence, mais sans vraiment pouvoir définir ce que cela englobait. Heureusement, ils m’ont laissé assez de temps pour que je m’imprègne bien de ce sujet, puis j’ai pu examiner les risques spécifiques de ce secteur. J’ai rencontré les dirigeants d’ESL à Cologne, ils m’ont présenté Blizzard, Valve, Ubisoft, puis j’ai rencontré des équipes, des annonceurs, je suis allé à des compétitions. J’ai rencontré le maximum d’acteurs de ce marché naissant. Je connaissais parfaitement le secteur du pari sportif et ESL m’a ouvert toutes les portes de l’e-sport.
M. : En France, parier de l’argent sur l’e-sport n’est pas légal. Est-ce autorisé au Royaume-Uni ? Si oui, comment cela fonctionne-t-il ?
I. S. : Oui, c’est autorisé. Les parieurs sportifs et les parieurs e-sportifs sont très différents, mais les systèmes sont identiques et comparables sur le plan du pari en lui-même. Le produit est identique, le but est de gagner. Du coup, côté régulation, nous sommes sur le même schéma.
M. : Quelles sont, selon vous, les principales différences entre les sports traditionnels et l’e-sport ?
I. S. : En Europe, le modèle de gouvernance des sports traditionnels part des équipes amateurs vers les grands clubs. Dans l’e-sport tout cela n’existe pas : le jeu appartient à l’éditeur ou au développeur. C’est une différence très importante. Le football n’appartient à personne, mais si nous jouons à League of Legend dans le cadre d’une compétition, Riot Games peut tout simplement nous l’interdire. Ils ne le font pas, mais ils font évoluer les jeux en permanence. C’est un peu comme si le Tournoi des 6 nations changeait de règles en permanence et décidait de prendre un ballon rond ! Dans l’e-sport, cela évolue en permanence, entre les nouvelles cartes, les nouveaux personnages, les armes, etc. Pour les parieurs, cela implique que des années de données n’ont plus aucun intérêt ! Par contre, tout est données dans l’e-sport, contrairement aux sports traditionnels où l’on est confronté à l’humain.
M. : Qu’en est-il des problèmes de dopage ? Est-ce quelque chose de courant ?
I. S. : En théorie, c’est quelque chose qui peut exister. En 2015, le milieu a été très concerné par ce problème car des rumeurs couraient comme quoi les joueurs prenaient de l’Adderall (amphétamines). J’ai mis en place un programme de testing en mars 2015 sur Counter Strike, puis Dota et Starcraft. Après deux ans, nous avons testé plus de 200 joueurs et je n’ai aucune preuve de dopage. Nous en avons surveillé plus de 400. J’ai examiné tous les résultats et je n’ai rien trouvé qui puisse indiquer qu’il existe du dopage dans l’e-sport. Après, nous nous concentrons sur les équipes au plus haut sommet, je ne sais pas ce qui se passe dans les équipes plus amateurs, notamment lors des championnats en ligne. C’est peut-être un souci, mais en fait nous ne savons pas. Financièrement, il est impensable d’aller vérifier dans tous les foyers des joueurs en ligne ! Par contre il est important d’avoir une politique autour du dopage, afin de pouvoir réagir si cela est avéré. Seul ESL pratique des tests, les autres devraient aussi investir dans cette question : aucun éditeur, aucun autre organisateur de tournoi ne débourse un centime. Personne d’autre ne s’en préoccupe, ce qui n’est pas juste.
M. : Qu’en est-il de la triche ?
I. S. : C’est un problème extrêmement important qui est surtout répandu chez les amateurs. Elle se décline de deux manières : l’utilisation de logiciels (bots) qui donnent des avantages, cela peut être détecté, mais certains sont extrêmement sophistiqués. J’ai banni un joueur l’an dernier dans un tournoi avec 600 000 dollars de cash price : nous avons su qu’il avait triché uniquement parce qu’il a avoué ! Personne n’avait rien vu. L’autre façon de tricher touche surtout les tournois en ligne. Quand on arrive au plus haut niveau, c’est extrêmement rare. Je n’ai pas rencontré de cas en deux ans et demi. C’est très rare.
M. : Depuis deux ans, on entend : « cette année c’est l’année de l’e-sport »… et pourtant il n’est pas encore devenu mainstream, quels sont les freins ?
I. S. : En France, je pense que cela est lié à la culture française ! La France a vraiment d’excellents joueurs de haut niveau, mais ils partent jouer dans des équipes étrangères. Il y a une forte pénétration des consoles de jeux en France, et les jeux sur console ne sont pas dans le top 10 de l’e-sport. Il y a aussi un problème avec la régulation en France : la loi qui est entrée en vigueur est bonne pour les joueurs français, elle leur permet d’obtenir des contrats, mais elle freine l’organisation de grands événements. Les joueurs doivent avoir un statut de professionnel et il y a de nombreuses taxes. Il faut déclarer les sponsors, les revenus du streaming, c’est une vraie purge ! Si DreamHack a le choix entre 300 villes, pourquoi viendrait-il en France ? D’un point de vue bureaucratique, c’est plus compliqué que d’aller à Londres, Barcelone, Cologne ou Katowice. Pour que l’e-sport avance en France il est aussi nécessaire que le secteur amateur se développe, ce qui est actuellement en cours, mais aussi il est important de programmer de grands événements. C’est la combinaison essentielle. Ceux qui ont lieu ne sont pas de la taille de Katowice qui a accueilli 40 000 personnes ! L’e-sport français est le mieux organisé au niveau amateur, mais la France et l’Italie étouffent ce secteur sous la bureaucratie. Les sénateurs ont voulu bien faire et n’ont pas anticipé les conséquences. Nous les avons rencontrés et ils vont travailler pour ajuster la réglementation, cela peut prendre du temps…
M. : Comment cela se passe-t-il en Angleterre ?
I. S. : L’e-sport britannique est moins bien organisé que le français et surtout il souffre de guerre interne à cause d’une réelle immaturité du secteur. Il a du chemin à faire. En France, les personnes qui tiennent les rênes sont des quadras, cela aide. Nous manquons de visionnaires : le Royaume-Uni a cinq ans de retard par rapport à la France, au Danemark, à l’Allemagne et l’Espagne. L’Europe de l’Est produit d’excellents joueurs mais côté organisation, c’est un cauchemar. L’Europe du Nord est plus en avance avec des structures commerciales très bien organisées. L’Amérique du Nord est en progrès et gagne 10 % de valeur tous les trimestres ! Elle a notamment des équipes formidables sur Counter Strike. Les financements sont importants et les arènes nombreuses. L’Amérique va vite rattraper son retard. Son souci est d’arriver à faire venir les spectateurs : la scène en ligne est importante. Elle a du mal à faire venir plus 12 000 personnes… L’épicentre absolu étant bien entendu la Corée du Sud, qui a beaucoup développé les jeux sur mobile.
M. : Pensez-vous que le futur de l’e-sport passe par l’écran de télévision ?
I. S. : L’e-sport devrait se diffuser sur une multitude de médias plutôt que de se focaliser sur un seul. Les jeunes regarderont sur le mobile, l’Ipad, l’ordinateur, la console, la télé, etc., selon le lieu où ils sont. La télé traditionnelle est devenu un wallpaper ! Ils regardent au minimum trois écrans en même temps. Selon moi, la question n’est pas l’écran mais la monétisation. Cette génération s’est habituée à consommer des contenus gratuitement et ne se disposera à payer que si elle ne peut vraiment pas trouver son programme ailleurs gratuitement. Leur premier instinct est de trouver comment le pirater. La clé va être de savoir comment monétiser ; peut-être que la publicité est la clé. Nous verrons ce que donne le partenariat entre MLB et Riot Games (NDLR : la Ligue nationale de Baseball et l’éditeur ont signé en décembre 2016, un accord commercial d’un montant de 350 M$ pour la diffusion des LOL jusqu’en 2023) et comment évoluera la Eleague de Turner.
M. : Que pensez-vous des deals exclusifs entre les chaînes et les éditeurs sur Overwatch League ?
I. S. : C’est de l’exclusif disponible sur Twitch. À la base, Blizzard avait fait un deal avec MLG TV, mais ils se sont rendus compte qu’ils allaient perdre de l’audience. Personne ne connaît le montant exact, il devrait se situer autour de 90 M$.
M. : Pensez-vous que les droits de diffusion vont connaître une inflation comme dans le sport traditionnel ?
I. S. : Je n’en suis pas certain, car la question est toujours de savoir comment monétiser. Les sports comme le football sont concurrentiels et les droits de diffusion sont exclusifs. Promettre l’exclusivité dans l’e-sport est très complexe car le jeune voudra toujours avoir accès à du contenu gratuit. Cette génération n’est pas du tout punk, mais elle refuse de payer, sauf sous forme de micro-paiement qui garantisse des exclusivités. Cela crée une disruption dans le marché ; on n’y peut rien, c’est l’avenir, on voit cela dans le développement des cryptomonnaies.
* Extrait de l’article « L’e-sport veut dorénavant attirer des marques hors de son ADN » paru pour la première fois dans Mediakwest #26, p. 102-106. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.