Selon la définition d’Yves Jeanneau, fondateur et président du festival Sunny Side of the Doc, dans son rapport issu de la mission sur le « documentaire empruntant aux codes du magazine et du reportage » (novembre 2016), « un documentaire suppose un regard original, un point de vue documenté, une construction intellectuelle élaborée à partir d’une enquête longue et articulée, c’est-à-dire un temps d’écriture, de documentation, de préparation… conséquent. »
« Le documentaire est un animal extrêmement agile : il a appris à vivre et à survivre sous toutes les conditions politiques, économiques et historiques. C’est le genre qui s’adapte le plus vite aux mutations technologiques. Il a cette habitude d’inventer de nouvelles formes », développe Yves Jeanneau. Depuis la réforme du Cosip, en France, le nombre d’heures de documentaires est passé de 2 900 heures soutenues par le CNC à 2 500 heures. « C’est encore trop, c’est unique en France. Dans le monde, le nombre de pays produisant des documentaires a augmenté, mais moins sont produits dans les “gros pays”, les deux pays restant très actifs sont l’Allemagne et la France », ajoute-t-il. Si le nombre de documentaires est en croissance, ils sont aussi plus diffusés : « il y a plus de réseaux de diffusion qu’auparavant car outre les chaînes traditionnelles, le documentaire est proposé sur des chaînes locales, des chaînes thématiques, etc. », souligne Yves Jeanneau.
Peu de cases pour une production pléthorique
Paradoxalement, par rapport au dynamisme de la production documentaire, il existe encore peu de cases sur les chaînes dites traditionnelles et le renouvellement des créateurs est peu fréquent : « outre le fond (généralement sur des sujets initiés par les chaînes), la forme est extrêmement formatée (52 min.) afin de ne pas perdre le téléspectateur. Souvent, les réalisateurs font le film pour la chaîne, et aussi leur propre montage. Les films aux formes plus libres ont du mal à trouver leur place à l’antenne », raconte Pierre Mathéus, DG de la plate-forme de SVoD Tënk. « Notre problématique est simple : comment être complémentaire, comme apporter quelque chose à ce qui existe déjà sur les chaînes grandes chaîne historiques. Face à elles, nous avons l’obligation de l’originalité pour les sujets, mais aussi dans leur narration. Par exemple, avec le documentaire réalisé par Franck Guérin, 332 jours, otage des djihadistes, nous racontons l’histoire de cet ingénieur français qui a, pendant presque un an, a été retenu au Nigeria par Daech et qui est parvenu à s’enfuir. Nous avons imaginé une narration avec des dessins, des sons de RFI (car il avait accès à la radio) afin de relater ce récit sans archives. Cet unitaire de 70 minutes est produit par Doc en Stock. Nous avons la liberté d’expérimenter. Ce film est raconté à la première personne. Notre côté “laboratoire” nous permet ainsi de proposer des formats différents, y compris dans la durée que nous adaptons en fonction de l’histoire ; il nous arrive fréquemment d’opter pour un 70’ plutôt qu’un 90’. C’est un plus en termes de liberté », explique ainsi Christine Cauquelin, directrice des chaînes thématiques Découverte du groupe Canal+, membre de l’ACCeS. « Nous avons surtout la possibilité de prendre notre temps, ajoute- t-elle ; nous mettons l’accent sur les séries documentaires qui ont un plus fort potentiel à l’export, comme par exemple Rêver le futur (20 ×52), prix à l’export de la Procirep ». Selon Pascal Lechevallier, président de la société de consulting What’s Hot Media, « le documentaire revit à travers plusieurs types de diffuseurs : les chaînes en clair de la TNT qui l’ont remis au centre de leur grille à l’instar de RMC Découverte, ou maintenant Numéro 23, et donné de l’air à ce genre.
Le second qui a vraiment pris sa place est Netflix avec des documentaires de qualité. » À cette offre de SVoD, il faut ajouter les nouvelles offres tournées vers un public plus jeune telles que Spicee, Blackpills ou Vice Media, qui proposent des formats de série courte en doc. « Le documentaire ne doit pas se couper du public jeune de demain », reprend Christine Cauquelin, regrettant que le fonds de soutien audiovisuel n’ait pas encore entamé « une réforme supplémentaire, celle de la modernité » afin de ne pas laisser sur le côté les documentaires aux formes hybrides, mais aussi les séries, véritables acteurs du Soft Power français.
Côté chaînes thématiques payantes, le documentaire est en effet le genre dans lequel celles-ci investissent le plus, devant la fiction, à raison de 17,1 millions d’euros dépensés. En 2017, ce sont 37 chaînes thématiques payantes qui ont participé au financement d’au moins un documentaire. Ainsi, si la chaîne Voyage est une filiale du groupe Fox, elle produit des documentaires originaux qui peuvent voyager sur les autres chaînes du groupe à l’international, telles que National Geographic à l’instar du documentaire Du Japon vu du ciel (coproduction entre NHK, Arte, ZDF et Voyage). Avec 131 heures coproduites en 2017 et 158 heures prévues en 2018, Voyage se fait un point d’honneur de tourner en 4K, en 2018, un tiers de sa production sera dans ce format, indispensable pour faire circuler les films à l’international. « C’est un pari sur l’avenir », argumente ainsi Marika Puiseux, directrice des chaînes Voyage, National Geographic Channel et Nat Geo Wild (Fox). À côté de ces grands groupes que sont Canal+ ou la Fox, des chaînes telles que KTO sont aussi extrêmement actives. Avec deux documentaires inédits par semaine, KTO a comme credo de « faire entendre la forêt qui pousse, pas uniquement les arbres qui tombent », sourit Olivier Braillon, directeur délégué aux programmes de cette chaîne de télé catholique qui propose quatre cases dédiées au documentaire (deux nouveautés, sept rediffusions) par semaine. Si la diffusion en linéaire touche les seniors, chacun des diffuseurs convient que le replay est en pleine croissance et séduit un public plus jeune.
Les plates-formes, nouvel eldorado du doc ?
En frontal, est arrivée depuis deux ans une offre en SvoD qui s’épanouit alors que tout le monde convient que, par contre, le modèle du webdoc, qui n’a jamais trouvé son économie, est moribond. Selon le rapport commun du CNC et du CSA sur la SVoD, 22 % des services sont dédiés à la « découverte », un terme regroupant documentaires, mais aussi reportages. Avec une offre d’une trentaine de documentaires, la plate-forme de SVoD fait dorénavant partie des incontournables avec une ligne éditoriale bien définie : des sujets très forts, des signatures d’auteurs reconnus, des films primés aux Oscars. Netflix, qui n’a pour l’instant aucune obligation de production originale française ni européenne, propose, depuis le 1er juin, sa première commande française, 13 Novembre : Fluctuat Nec Mergitur, de Jules et Gédéon Naudet (auteurs de 9/11, sur les pompiers new-yorkais après le 11 septembre), une série en trois parties. « Cette année, au Sunny Side, j’ai deux plates-formes digitales chinoises, Youku (Alibaba) et Bili Bili, cela signale leur intérêt », reprend Yves Jeanneau, « ils ne viennent pas remplir leur catalogue, mais pour voir comment développer des programmes plus interactifs, et en direction des jeunes. » À côté de ces géants de l’Internet qui ont une vision globale de leur marché, des acteurs locaux se sont développés à l’instar de la plate-forme Ina Premium qui revendique une soixantaine de documentaires vidéos (produits ou coproduits), soit 14 % de son offre globale. Certaines plates-formes de SVoD sont à 100 % consacrées au documentaire, telle Tënk. Entre le petit écran et la salle de cinéma, la porosité est plus grande que pour les films de fiction : des expérimentations sont menées par Tënk, qui a proposé deux films distribués par Shellac, Peau d’âme et Retour au palais, en sortie simultanée en numérique et dans une salle à Paris. « Nous avons fait cela pour démontrer que le numérique peut remplir les salles. Nous les avons proposés pendant une semaine sur Tënk, comme cela le bouche à oreille s’est créé. Il est indispensable pour le doc en salle. Cela permet de l’initier sans griller le film. Et comme ce n’est pas une sortie nationale, cela n’entre pas dans les problématiques de chronologie des médias », reprend Pierre Mathéus qui espère que le délai de la fenêtre de SVoD va être réduit.
Autre exemple entre le petit écran et le public, KTO a proposé des cycles de conférence de Chrétiens d’Algérie, Planète+ a aussi accompagné la série Pourquoi nous détestent-ils ? dans une tournée en France et un film comme Humains 3.0 (3 x 52 min.) est actuellement diffusé à l’occasion de l’exposition Artistes & Robots au Grand Palais à Paris. C’est dans l’esprit de ce « second marché » qu’Yves Jeanneau a créé en 2017, Pixi. « Mon idée a été de proposer des solutions existantes, innovantes et budgétées à des acteurs qui ne sont pas des diffuseurs habituels (aquarium, musée, etc.). Pixi met en commun quatre communautés qui ne se rencontrent jamais : les producteurs traditionnels, les sociétés de solutions techniques, les donneurs d’ordres, qui ont besoin de redynamiser leur image et d’offrir au public des visites différentes de leur lieu, et le public qui est un indicateur incontournable », explique le DG de Sunny Side.
De la TV à l’Imax en passant par la VR
Lors de l’édition qui se déroulera du 25 au 28 juin prochain, c’est dans le cadre de Pixi que sera présenté le projet porté par Pierre-Emmanuel Le Go (25e Heure). « Tout a commencé avec Gravité zéro, un film pour Arte et RMC Découverte que nous avons ensuite gonflé au format Imax », relate Pierre-Emmanuel Le Goff. Quand il apprend qu’un Français part dans l’espace, le producteur décide de créer des « formats plus ambitieux ». « Nous sommes passés par la case télé car le sujet était d’actualité : nous avons réalisé Thomas Pesquet, l’étoffe d’un héros pour Planète+ et Thomas Pesquet, l’envoyé spatial pour France 2. En parallèle le CNC a créé une aide pour les écrans géants et les planétariums. Nous avons proposé un film pour chacun de ces formats. Suite à une présentation à l’Association française des planétariums, ceux-ci ont souhaité pouvoir présenter deux films. Puis nous avons aussi réalisé des films pour le Futuroscope, le Parc Le Petit Prince et la Cité de l’espace avec une voix off de Marion Cotillard pour une vente à l’international : un sur l’entraînement et un sur le vol. Puis, ayant tourné en format sphérique pour les planétariums, nous avons découvert que le format 360 émergeait et avons décidé d’aller au bout. Nous avons eu un double format à nouveau. L’objectif ultime était le long-métrage que nous voulons distribuer en même temps dans les salles avec un dispositif en VR, qui serait proposé avant le film », détaille le réalisateur et producteur.
L’idée est de proposer au public la déclinaison plus courte en VR dynamique Cosmo Rider avant la séance du long-métrage 16 Levers de soleil (aussi compatible en Imax). Après sa présentation à Next (Cannes), cette expérience sera diffusée lors de Pixi. Une application et un site dédié à ce format VR sont en préparation. « Le budget global est en deçà de 4 millions d’euros », souligne-t-il. La production a été pionnière dans le format planétarium, et tourner dans l’espace a nécessité une très importante postproduction. « Les chaînes de télé n’étaient pas du tout intéressées au début, puis c’est devenu plus facile avec la notoriété grandissante de Thomas Pesquet. Sur le long-métrage, elles n’étaient pas convaincues, j’espère avoir démontré que l’on peut faire un film à la limite entre la fiction et le doc, sur le voyage intérieur de Thomas Pesquet. Je voulais montrer qu’on pouvait raconter son aventure d’autant de manières différentes qu’il existe de supports de narration (journalistique, mainstream familial, sensoriel, etc.) », conclut Pierre-Emmanuel Le Goff.
* Article paru pour la première fois dans Mediakwest #27, p. 24-28. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.